Tango : des hypothèses sur l'origine du mot

Au lecteur : cette étude, qui ne prétend être ni exhaustive, ni affirmative, peut se résumer, pour le lecteur pressé, aux deux derniers paragraphes. Il faut cependant noter que l'ensemble des références doit être pris en considération, si on veut bien comprendre comment un mot à l'origine aussi imprécise et controversée, a pu être accepté partout dans le monde.

real tango1. Quelques précautions à prendre

2. Avant tout l'origine du mot "milonga"

3. La Méthode de travail sur le mot "tango"

4. Les références des dictionnaires

5. D'autres références écrites

6. Des pistes diverses

7. Hypothèses Quechua, Africaine, Espagnole Portugaise

8. Synthèse : création, acceptation et diffusion

 

 

gobello 1. Les précautions à prendre

" Tango, vocablo controvertido ", que l'on pourrait traduire, sans trahir Jose Gobello qui intitula ainsi son article, dernier chapitre de la Historia del Tango, parue chez Corregidor :

" Tango un mot à l'origine et au sens controversés "

Nous ne chercherons donc pas à résoudre l'énigme de cette origine, simplement à énumérer les différentes théories possibles, et à proposer différents éclairages pour étudier leur vraisemblance.

Lorsque l'on recherche l'étymologie d'un mot, la tentation est grande, une fois qu'on l'a trouvée, de s'en servir ensuite, comme argument concernant l'origine du concept généralement évoqué par ce mot. C'est une erreur grave, un mot pouvant être de sens voisin, voire totalement différent, et sans rapport avec le processus d'élaboration et la création du concept.

lescarretExemple : si l'on recherche l'origine du mot " atterrir ", employé par les aviateurs, on va la trouver dans le domaine de la navigation fluviale avec la signification : remplir de terre. On ne va pas pour autant en déduire que ce sont les bateliers qui ont inventé l'aviation. Mais, le rapport avec l'eau, la mer en l'occurrence, existe bien. Ainsi, toujours concernant ce terme " atterrir " il signifie pour les marins, faire son premier point en vue de terre après une traversée loin des côtes : on ne va pas pour autant en déduire, non plus, que ce sont les Capitaines de navires qui ont mis au point les procédures d'atterrissage des aéroplanes. Par contre, à une époque où l'aviation n'en était qu'à ses débuts, l'acceptation du mot à été immédiate dans l'aviation civile, car la majorité des navigateurs et radios (l'équipage est resté à trois officiers pendant longtemps dans l'aviation de commerce), provenait de la marine et était habituée à ce terme. Ces anciens marins reconvertis n'ont inventé, ni le nom, ni la technique d'atterrissage des avions pour autant. Ils ont cependant participé activement à l'acceptation du terme d'autant que les techniques de navigation maritimes et aériennes, étaient initialement très proches (à gauche photo de l'auteur ... quelques années plus tôt).

Tout cela pour dire que ce n'est pas parce que l'on a trouvé le mot "tango" quelque part, que cela a pour autant un rapport avec la musique et la danse qui nous préoccupent, et encore moins avec sa genèse. Par contre, ce mot, même avec un sens totalement différent, et dans d'autres lieux, pourra participer à l'acceptation du nouveau concept portant le même nom, de par l'accoutumance phonique préalable ayant existé dans la population réceptrice, et encore mieux s'il existe avec ce concept arrivant, un vague rapport, même lointain, pouvant favoriser une porosité entre les termes, et/ou une assimilation au niveau du sens.

jeux tango Comme nous le verrons plus loin, et toujours à titre d'exemple, le fait qu'une région du Japon se soit appelée "Tango", n'a, à priori, strictement rien à voir avec la genèse de l'art du même nom, mais participera certainement à l'acceptation et la diffusion du nom qui nous intéresse ; de même l'utilisation ultérieure du mot pour des domaines sans le moindre rapport, participera également à sa diffusion dans le cadre de son sens premier.

Dernière embûche que nous devrions contourner facilement : les contaminations idéologiques, nationalistes, voire raciales, qui font tomber les historiens dans le piège de la lunette déformante visant à privilégier une piste, plutôt qu'une autre, du fait de leur propre origine : les racines de l'auteur de cet article n'appartiennent directement à aucune des familles africaines ou sud américaines, directement concernées par ce phénomène.

2. Mais d'abord le mot "milonga"

cosas de negrosOn pourrait s'étonner de trouver autant de littérature sur l'origine du mot " tango ", et aussi peu sur celle du mot " Milonga ". En fait, et encore plus que pour le vocable " tango", il manque cruellement de témoignages concernant le mot " Milonga". Cependant le consensus est large pour lui attribuer une origine africaine ; pas de théorie connue et argumentée, pour en proposer une autre.

Une autorité sans doute en la matière, Vincente Rossi dans son ouvrage " Cosas de Negros " propose une origine à ce terme. Certes, il n'en fut pas témoin direct, et dans son texte il y a quelques approximations concernant l'arrivée de la Danza et de l'Habanera, mais, l'homme était talentueux et a pu retenir des témoignages de ceux qui vécurent directement ces évènements, principalement à Montevideo, où il est probable que la naissance de la Milonga a été antérieure a ce qui s'est passé, sous le même nom, à Buenos Aires.

Ecoutons-le : "... Bien que le terme soit bien le nôtre, ainsi que ce que nous voulons exprimer avec lui, son origine est afro-brésilienne. Les Noirs Angolas ont été ceux qui ont été en plus grand nombre, importés au Brésil, et les seuls en Amérique du Sud à réussir à se créer un langage, avec des réminiscences africaines, une adaptation de ce que parlaient leurs parents avec l'introduction de mots portugais. Ce langage fut appelé " Bunda ", et à celui de tous les Noirs par antonomase, parce que dire " bunda " équivaut à " bozal ", quoique le terme bozal n'intéressera pas les philologues natifs, en ce qui concerne l'influence qu'il a pu avoir dans les vocables de la langue nationale Brésilienne. " Milonga " est un terme bunda qui signifie " Palabras ", " Palabrerío ", " Cuestion " . Un chroniqueur brésilien le définit comme le pluriel de « mulonga », mais sans définir ce que c'est, et nous renvoie à Francina, auteur de « Elementos grammaticaes da linhua Buanda », qui, comme toute production américaine est difficile ou impossible à obtenir.  

tango uruguay... la Milonga est la Payada populaire. Ce sont des vers octosyllabes qui sont récités dans certaine chanson agréables, nuancées d'interventions adéquates de guitare mettant les auditeurs en attente entre une strophe et l'autre, une harmonie caractéristique de trois tons, tandis que le Milonguero respire bruyamment ou cherche l'inspiration ...

... Par une évolution inévitable se sont nommés " Milongas " les poèmes qui se pratiquaient et donnaient le style à ces tournois. On distingue par conséquent dans le terme de " milonguera ", son caractère spécial de polémique et des marges, et de ce fait, on lui a agrégé, très adroitement, le qualificatif de " canto de contrapunto ", (chant de joute) qui image bien la façon de jouter des chanteurs ...

... La Milonga a donné un nom et un caractère propres aux réunions qu'elle animait ; on avait l'habitude de dire " milonguear " en substitution de "se réunir", de "danser" et de "chanter". Organiser une réunion avec n'importe lequel de ces prétextes était " armar una Milonga " (mettre en place une Milonga).

Parmi les gamins de Montevideo le vocable est resté avec l'usage de " mulenga ", issu des chants du candombe classique, et quand ils pratiquaient en l'imitant, ils animaient leurs sauts et contorsions avec la rengaine : " samba mulenga, samba! ", entendue dans la bouche des africains, et qui semblait signifier : " siga la fiesta, dale! ", mais les garçons traduisaient : "vas-y le black, vas-y!" Ce " mulenga " pourrait être bien le " mulonga ", et celui-ci précéder " Milonga ", les substitutions de caractères étant courantes. Au Brésil on nomme " Milonga " les embrouilles, les pagailles, les mauvaises excuses, et toute réunion joyeuse caractérisée par les excès. Dans le Rio de la Plata il y a eu les mêmes acceptions ; seulement dans sa bande orientale la signification " pagaille " n'a pas réussi à s'installer, mais seulement celle de réunion pour chanter ou pour danser.

" ... Bien que le terme soit bien le nôtre, ainsi que ce que nous voulons exprimer avec lui, son origine est afro-brésilienne ... "

Vincente Rossi, l'un des rares à s'être intéressé d'aussi près à l'origine du mot Milonga, lui attribue ainsi une origine généralement admise, et qui illustre également la différence, autre qu'étymologique que certains voient entre la Milonga et le Tango : origine plus Uruguayenne et plus noire pour la Milonga, origine postérieure plus Argentine et plus blanche pour le Tango ... même si dans les deux cas il s'agit de mélanges complexes de différentes cultures et civilisations.

3. La méthode d'investigation concernant le mot tango

Dans un premier temps, et en l'absence bien évidente de témoignages directs, le travail a consisté à collationner tous les écrits contenant de mot " tango " ou mot assimilé ou simplement ressemblant, une critique de la vraisemblance et de la corrélation étant faite à la présentation de chaque document. La période concernée a été choisie s'étalant des premières origines connues jusqu'aux alentours de 1913, pour la raison suivante : l'intérêt de ce type d'étude est corrélatif du genre musical et dansé auquel se rattache le mot concerné. Or, le terme "Tango" ne fait référence, de façon unanime et dans le monde, essentiellement à une culture musicale et dansée argentine (on devrait dire Rio Platense, mais l'histoire en a décidé autrement), qu'aux alentours de 1913, et après son passage à Paris.

Il y a donc trois phénomènes à distinguer : la création du mot tango - son rattachement à une culture musicale et dansée spécifique et locale - son acceptation telle que, dans le reste du monde.

Dans un second temps, une reprise d'études antérieures particulièrement intéressantes est effectuée, concernant les pistes les plus probables au vu des connaissances actuelles : en particulier les hypothèses concernant les langues Quechua et Bantou et le rôle du Portugal, paragraphe 7.

frise palabra tango Une synthèse enfin, toujours sous forme d'hypothèse, est présentée au paragraphe 8.

Quelques limitations techniques rencontrées :

Les moyens modernes d'investigation par internet permettent des recherches rapides et extrêmement vastes. Cependant, quelque soit la sophistication des algorithmes utilisés, les moyens informatiques ont les mêmes limites d'analyse et de lecture que l'esprit humain, et peuvent se tromper.

Comme dans le travail des copistes du Moyen Age ou des journalistes et écrivains d'aujourd'hui, des erreurs dues à de mauvaises recopies, de mauvaises lectures, ou actuellement de mauvaises numérisations et des logiciels de reconnaissance de caractères insuffisamment précis, transforment, assimilent ou croient reconnaître des mots, souvent voisins, mais pourtant fondamentalement différents.

Ainsi au début de ce travail, un outils puissant, mis à disposition par Google, a été utilisé pour rechercher la fréquence et les dates d'utilisation du mot tango.

frequence mot tango

A la première lecture, le pic observé aux alentours de 1730 (1710 pour les ouvrages en Anglais), intrigue fortement, suggérant une utilisation de ce mot antérieure à celle généralement admise. En poussant l'investigation un peu plus loin, on s'aperçoit que le logiciel a confondu des mots présents sur de vieux ouvrages mal imprimés ou mal conservés, et numérisés comme tels, confondant des lettres comme le P et le T, par exemple comme dans le récit de 1669, présenté un peu plus loin.

Dans le cas présent, à titre d'exemple de ce problème, l'abréviation du mot tangente utilisée en mathématiques et souvent marquée dans les manuels sous la forme " tang " ou plus souvent " tang." a été confondue avec " tango ".

Après analyse plus approfondie, on s'aperçoit à la lecture de la courbe ci-dessus, que si des mots avoisinants ont été régulièrement utilisés à partir de 1760, le pic de 1860, un siècle plus tard, correspond à la date approximative de la création du tango. La seule conclusion que l'on peut donc tirer, et qui sera reprise au vu des documents suivants, est que le mot est phonétiquement connu, environ un siècle avant l'arrivée de la danse et de la musique qui nous intéressent.

4. Les références des dictionnaires

Elles sont de deux sortes : celles qui ont trait directement à la musique et à la danse, et celles qui citent le mot "Tango" avec un tout autre sens.

Les références des dictionnaires :

tanga1803 Diccionario de la Real Academia Española

Tango : en algunas partes, lo mismo que tángano' (es un juego que se juega con un hueso)

Tango : en certains endroits, même chose que tangáno (jeux qui se pratique avec un os)

1843 Académie Royale d'Histoire d'Espagne

Tango : reunión y baile de gitanos

Tango : réunion et danse de gitans

1853 Diccionario Nacional de Ramón Joaquín Domínguez

Tango: v. Tángano// Americano: Canción entremezclada con algunas palabras de la jerga que hablan los negros, la cual se ha hecho popular y de moda entre el vulgo, en estos tiempos

le Tango : v. Tángano // Américain : Chanson entremêlée de quelques mots du jargon que parlent les Noirs, assez vulgaire, qui est devenue à la mode aujourd'hui

dicciona	rio real academia1862 Diccionario Provincial de vozes cubanas de Esteban Pichardo (Cuba)

Tango: reunión de negros bozales para bailar al son de sus tambores y otros instrumentos

Tango : réunion de danse de noirs nouvellement arrivés, pratiquant au son des tambours et autres instruments

1899 Diccionario de la Real Academia Española

Tango: reunión de negros bozales para bailar al son de sus tambores y otros instrumentos

Tango : réunion de danse de noirs nouvellement arrivés, pratiquant au son des tambours et autres instruments

1925 Diccionario de la Real Academia Española

Tango: Fiesta y baile de negros o de gente del pueblo de América ; música para este baile

Tango : Fête et Bal de noirs ou de gens des basses couches sociales en Amérique ; musique utilisée pour danser dans ces bals

1956 Diccionario de la Real Academia Española

Tango: Fiesta y baile de negros o de gente del pueblo de América ; música para este baile; Copla que se canta al son de esta música

Tango : Fête et Bal de noirs ou de gens des basses couches sociales en Amérique ; musique utilisée pour danser dans ces bals ; chanson chantée sur cette musique

Que peut-on en conclure ?

Déjà, l'élaboration d'un dictionnaire par des Académiciens ou leur équivalent, complètement coupés de la réalité des basses couches sociales concernées et officiant à des milliers de kilomètres des lieux où s'élabore le concept, peut légitimement être remise en question, en ce qui concerne la qualité et l'objectivité du propos. Sans doute sont-ils totalement à la merci du récit de quelque voyageur, et dans l'impossibilité de vérifier l'exactitude de leurs définitions.

Par contre si le phénomène est voisin, le travail leur est nettement plus facile. Aussi la définition de 1843, associant le mot tango à une danse de Gitan, est tout à fait crédible. Elle sera d'ailleurs confortée ultérieurement par d'autres supports, et hors de l'Espagne.

tango seville

La définition de 1853 est assez intéressante, mais pose problème. Le tango est assimilé à une chanson. Nous savons que si, effectivement certains des premiers tangos furent chantés (Dame la lata, etc ...) ils ne le furent qu'aux alentours de 1870, voire légèrement plus tard. Les dates posant ainsi question, il est légitime de supposer que les rédacteurs aient pu confondre avec autre chose, le travail des Payadores (quelques-uns étaient noirs), ou parlent des premières Zarzuelas, par exemple.

Ensuite, pour les publications suivantes, les dates de parutions posent problème : le terme de " bozales " est employé dans les publications de 1862 et 1899. Ce terme signifie "esclaves nègres nouvellement importés ou arrivés".

Concernant Cuba, la date de 1862 pourrait paraître crédible : en effet, si la traite des noirs à Cuba fut officiellement interdite par l'Espagne dès 1835, la traite continua sous forme plus ou moins clandestine entre 1862 et 1886. Mais de quel tango s'agit-il ? Très probablement du tango qui se dansait soit seul, comme celui des Gitans en Espagne (lequel a été le premier à influencer l'autre ? On pense que c'est Cuba qui est à l'origine de l'appellation) soit en couple, sans se toucher, à la manière des danses de fécondité et ancêtre probable de la Rumba. En aucun cas il ne peut s'agir du tango qui nous intéresse, différent par la forme, la musique, et la période historique : rappelons que la majorité des historiens s'accordent pour situer la naissance du Tango Rioplatense vers 1870. Il semble peu probable, pour ne pas dire impossible qu'il ait déjà ainsi diffusé à partir de ses lieux de gestation encore très confidentiels.

D'après Jacqueline Rosemain qui étudia l'évolution des rythmes sacrés dans l'ensemble des Antilles, il s'agirait surtout d'un rythme universellement connu depuis des siècles partout en Europe et jusqu'en Asie mineure, et qui s'écrit :  tango habanera   ; vous avez reconnu le rythme popularisé plus tard sous le nom de "habanera" . Ce même rythme était également celui de la " Passecalle " (ou passacalle, qui deviendra passacaille) importé d'Espagne, et les colons auraient donné ce nom de " tango congo " pour les différencier suivant leur utilisation et qui les pratiquait. Il était utilisé sous la forme "tango congo" lors des défilés des " comparsas " de noirs à Cuba, phénomène analogue à ceux de Buenos Aires et Montevideo.

loi esclavage

Ensuite concernant la définitions de 1899 : elle peut faire sourire, tant l'exacte similitude des termes avec celle du dictionnaire de Cuba, fait penser à une simple copie. Le problème est qu'au niveau des dates, l'anachronisme devient flagrant, dès lors que la définition se veut générale et ne concerne plus seulement Cuba. Déjà, concernant cette île, la traite, même clandestine, est totalement terminée 3 ans plus tôt, et elle avait fortement diminuée les années précédentes. Il est donc totalement impossible de parler d'esclaves nouvellement arrivés, et de surcroît, en nombre suffisant pour imposer une nouvelle forme culturelle aux ethnies déjà installées. Pire, cette définition se voulant générale, elle devrait pouvoir s'appliquer à l'Argentine, patrie déjà reconnue du tango. Ors, 86 ans plus tôt, la loi du 31 Janvier 1813 instaurant la "liberté du ventre" ajoute par décret quelques jours plus tard (le 4 février)  que tout noir arrivant dans le pays devient automatiquement libre, ce qui stoppe immédiatement tout commerce et arrivée de "bozales" ; la traite des noirs est finalement et officiellement totalement interdite depuis 62 ans dans ce pays (1837) et l'esclavage aboli depuis 46 ans (1853). Là encore l'anachronisme flagrant des définitions proposées induit inévitablement à penser que les rédacteurs des dits dictionnaires, méconnaissaient quelque peu leur sujet. Il est probable qu'ils faisaient plutôt référence à la " langue bozal ", langue des esclaves inventée pour dialoguer entre eux, et mélangeant plusieurs dialectes africains avec l'espagnol. Cette langue bozal, par ailleurs souventes fois citée, avait certainement survécu à l'arrêt de l'esclavage. Il n'en demeure pas moins, que de telles approximations font que ces références de dictionnaire, ne peuvent servir de base à l'établissement d'une vérité historique totalement  incontestable.

En illustration la loi de 1913 en Argentine, photo publiée sur son blog, par Alejandro Justiparan, Profesor de Historia y Ciencias Sociales. Docente de Escuelas medias y Director de la E. E. S. T. N° 6 de Quilmes.

► Continuons avec 1925. Il semble, à la lecture de cette définition, que les rédacteurs de la nouvelle édition de ce dictionnaire, se soient un peu plus approchés de la vérité, tout du moins celle que nous connaissons. Les deux mentions, "noirs" et "gens de basses couches sociales" posent cependant fortement problème.

Pour la première, les "noirs", ils ont quasiment totalement disparu de la population argentine, soit exterminés, morts dans les épidémies, ou totalement assimilés et métissés depuis des années. On pourrait supposer que d'une édition à l'autre, les rédacteurs aient repris l'ancienne définition, la faisant évoluer, pour ne pas se dédire de ce qu'ils avaient écrits avant.

Pour la seconde, "gens de basses couches sociales", il y a là encore une contradiction avec la réalité sociale de l'époque. Cela fait plus d'une dizaine d'années que le tango a quitté les bas-fonds, et est devenu, y compris en Espagne, une des danses de prédilection de la bonne société. Si la définition se réfère à l'Argentine, elle est là aussi fausse ou mal formulée, il eut été plus judicieux de dire " Fête et bal en Argentine et Uruguay, ayant puisé son origine chez les noirs et gens de basse extraction". Incomplète et un peu raccourcie, elle eut été, néanmoins, beaucoup plus près de la vérité.

Une information intéressante, toutefois : le tango est aussi, dans cette édition, définit comme une musique.

En 1956 ... les rédacteurs n'ont pas fait beaucoup de progrès dans la connaissance de leur sujet, et leur travail semble limité à la copie de la définition précédente d'une année sur l'autre ! Un rajout à remarquer, conséquence sans doute du succès mondial de Carlos Gardel : le tango est également définit comme un chant.

tango encyclopédiePourtant à Paris, dès 1930, à comparer avec la définition précitée de 1925 et reprise par celle ci-dessus, l' Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire donnait comme définition sociale : " Le Tango, danse à la mode de nos jours" ce qui est beaucoup plus proche de la réalité, à l'époque de la rédaction. Concernant l'origine : "Elle vient, dit-on, d'Argentine, mais l'Intermédiaire des Chercheurs dit qu'elle aurait été importée d'Indochine par des Bohémiens ", les rédacteurs semblent prudents devant le point de vue d'une autre autorité, qu'ils citent, rajoutant vite ensuite :  "Le véritable tango, qui est en réalité une danse de matelots, est fort inconvenant, mais il fut modifié pour pénétrer dans nos salons, et le talent des professeurs est arrivé à en faire une danse excessivement originale et gracieuse". Le Tango, danse de matelot : nous ne sommes pas loin de ce qu'écrit Vicente Rossi dans Cosas de Negros, et la modification par les professeurs parisiens fut bien réelle. (Image source Gallica)

Conclusion provisoire : il est tout à fait clair que les définitions du dictionnaire de l'Académie Royale d'Espagne, ne peuvent nous aider, ni sur l'origine du mot " tango ", ni même sur la simple définition de ce terme. Citées de manière incontournable dans ce type de recherche, elles sont incomplètes, voire fausses, et de plus, entachées pour la plupart de contradictions chronologiques qui leur enlèvent l'essentiel de leur intérêt.

5. D'autres références écrites

Une bonne partie de ces références, ne concerne que le mot avec un sens parfois totalement étranger à la musique ou à la danse, parfois assez voisin, et qui, dans tous les cas participera à la diffusion et à l'acceptation du terme dans tous les pays et toutes les cultures.

1666 Gradus ad Parnassum - Simon Benard - Paris

Tango : Synonyme de " attingo " toucher à / atteindre ; de " tracto " porter / transporter ; " attracto " tâter / essayer d'atteindre ; " contingo " toucher / être voisin de

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mulier fortis 1698 Mulier Fortis / Gratia Regni Tango Regina

Conversion de la Reine de Tango

L'évènement fit grand bruit à l'époque, un missionnaire réussit à convertir au christianisme, la Reine de Tango, ancienne province du Japon, limitrophe d'une autre dénommée " Tamba ", et située près de la ville actuelle de Kyoto. Une ville de cette province s'appelait également " Tango ".

Il serait intéressant qu'un jour, l'on puisse trouver d'éventuelles corrélations linguistiques entre Tango et Tamba au Japon, et, juste en face, de l'autre côté du Pacifique, Tango et Tambo en Amérique du Sud. Pour le moment cette approche n'a pas, à notre connaissance été étudiée de façon sérieuse, mais la théorie d'une proto-langue originelle expliquerait ces analogies que l'on trouve curieusement d'un continent et d'une civilisation à l'autre.

tango venise 1747 Gradus ad Parnassum - Venise

Tango : Synonyme de " attingo " toucher à / atteindre ; de " tracto " porter / transporter ; " attracto " tâter / essayer d'atteindre ; " contingo " toucher / être voisin de

tango venecia

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1806 Gradus ad Parnassum - Paris

Tango : si les définitions à titre de synonymes sont quasiment les mêmes, une des définitions du nom, est particulièrement intéressante : " Toucher / Effleurer / Emouvoir "

tango latin           tango latin 2

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Reine tango  Reine tango 2 1830 Histoire du Christianisme / Berault-Bercastel

 1832 Gratias Koniginn von Tango

" Conversion della Regina de Tango " de Berault-Bercastel : traduction de l'ouvrage original écrit en français en 1809.

L'intérêt de mentionner encore une fois, ici,  cet évènement, est principalement de montrer que les Français étaient, déjà depuis une époque antérieure, familiarisés avec ce mot, et que cet évènement était réécrit régulièrement dans de nombreux ouvrages à travers l'Europe, préparant l'acceptation phonique du terme " Tango ". Concernant plus particulièrement la France, cette conversion, datée de 1588, avait déjà été mentionnée plusieurs fois, en particulier, dès 1754 dans l'ouvrage "Histoire du Japon", écrit par le Père de Charlevois, de la Compagnie de Jésus, et édité, en français et à Paris, en la librairie Nyon Fils. De nombreux ouvrages et éditions ont repris ensuite cet évènement, à partir de 1836.

Remerciements à la Bibliothèque Nationale de Bavière - Allemagne

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1851 Mémoire linguistique de l'Académie des Sciences, Lettres et Arts d' Arras

Nous avons contacté notre ami Michaël Langlois *, au sujet de cette publication. Sa réponse fut la suivante :

tango linguisitique " Il n'y a pas de verbe θιγω ou θαγω en grec ... " et, suite à des recherches complémentaires, il poursuit, et signale un mot intéressant qui se rapproche de notre propos : " ... il s'agit du verbe θιγγανω (thingano) qui signifie "toucher", "saisir un objet". Comme le grec et le latin sont apparentés ( ce sont des langues indo-européennes), ce verbe pourrait être le cousin du verbe latin tango, puisqu'ils ont le même sens (la racine proto-indo-européenne pourrait être *th2g- ). En regardant les divers usages du verbe θιγγανω, j'ai vu qu'il était parfois employé au sens de "prendre quelqu'un dans les bras", ou même "coucher avec quelqu'un. "

* Michael Langlois est docteur ès sciences historiques et philologiques de l'EPHE-Sorbonne, maître de conférences HDR à l'université de Strasbourg, membre de l'Institut universitaire de France, chercheur associé au CNRS / Collège de France, et auxiliaire de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Spécialiste de littérature hébraïque et araméenne, éditeur scientifique des cahiers Semitica de l'Institut d'études sémitiques du Collège de France, il dirige la collection «L'écriture de la Bible» et codirige La Bibliothèque de Qumrân (Cerf).

 http://michaellanglois.fr/

Même si la transformation (qui reste valable pour d'autres mots) proposée par l'Académie d'Arras semble ainsi invalidée, deux choses intéressantes sont néanmoins, à retenir :

- la transformation des lettres "d" , "th" et "t" qui, nous incitant à chercher le terme " dengo ", nous a fait trouver un mot du langage familier brésilien signifiant : " câlin, amour, caresse" ce qui peut accréditer la thèse d'une assimilation-acceptation avec le terme "Tango Brésilien" (la Maxixe).

- le mot grec " thingano " , cousin du mot tango, aurait le sens avoisinant de prendre dans les bras.

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1855 Zarzuela "Marina" / 1857 Relampago Zarzuela / 1860 Tango Habanera / 1861 Opera "Una vieja"

     1864 Zarsuela " Mathilde et Malek " / 1867 " El nuevo Tango Americano " /  1900 " Tango Argentino "

" Marina1855 : Zarzuela en deux actes comprenant un tango " Dichoso aquel que tiene ".

C'est une des premières traces que l'on trouve dans la musique espagnole d'un tango qui est à la fois instrumental et chanté. Assez curieusement, dans l'adaptation ultérieure de 1871, il existe toujours un Tango, mais avec une place moins importante dans le déroulement de la Zarzuela d'Emilio Arrieta, alors que le Tango commence à sortir de son confinement.

" Relampago : Tango dans une Zarzuela datant de 1857

Comme dans " Marina" , le Tango est ici placé comme final par F.A. Barbieri, ce qui laisse supposer une grande popularité de ce type de musique. Remarquons que dans les deux cas, et dans tous les suivants, le rythme de base est celui de la Habanera ... qui est le rythme de base de tous les tangos jusqu'à une époque avancée.

Remerciements à la Bibliothèque Nationale d'Espagne

" Maria Dolores " un " Tango "  sur un air de Habanera de Sebastián Yradier, et datant de 1860

Le célèbre compositeur de " La Paloma ", datée d'entre 1860 et 1864, emploie ici le mot Tango. Ceci n'est pas anodin, car l'appellation ne semble se vulgariser en Argentine, qu'une bonne dizaine d'année plus tard. Ce titre lui-même suscite des questionnements, car La Paloma est présentée comme une Sérénade Espagnole, alors qu'ici il utilise le mot Tango et précise " sur un air d'Habanera " ce qui revient à distinguer les genres. Cette remarque a inévitablement des conséquences concernant la quête de l'origine du genre musical " Tango ".

Remerciements à la Bibliothèque digitale Basque Liburuklik

" Una Vieja " Opéra en un acte datant de 1861

On retrouve ici l'appellation " Tango " avec dans la rythmique de base, une variante, sans doute antérieure, au rythme pur de la Habanera : la croche pointée - double croche, est encore sous la forme croche - deux doubles croches.

Remerciements à la Bibliothèque Nationale d'Espagne

              

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" Mathilde et Malek "  Tango dans une Zarzuela datant de 1864

Très intéressant, ce tango comporte deux parties, une écrite en 6/8, l'autre en 2/4, et l'écriture harmonique, ainsi que l'usage du triolet, suggère bien le fameux passage d'un rythme à l'autre, phase caractéristique de la création musicale de nombre des premiers tangos. Le rythme de la Habanera est présent, caractérisant, sans doute, le terme "tango" .

Remerciements à la Bibliothèque Nationale d'Espagne

" El Sol de Sevilla " de Sebastian Yradier - 1865 ?

On parle ici de Habanera dans le titre, mais on signale pour l'interprétation " Allegro Aire de Tango ", ce qui pourrait suggérer que l'ajout du terme "Tango" , implique une interprétation moins majestueuse que celle généralement utilisée dans les Habaneras des Zarzuellas. A noter l'ostinato rythmique à la main gauche, caractéristique de la Habanera, et qui est également la "marque" des premiers (et de nombreux autres) tangos argentins.

Remerciements à la Biblioteca Digital Hispánica

" El nuevo Tango Americano " de 1867

D'inspiration nettement africaine, et dans l'illustration, et dans les paroles ("marimarigongo" repris à chaque refrain et rappelant les chants de carnaval des noirs d'Argentine à cette époque), l'origine de l'inspiration doit être très probablement Cubaine, les paroles évoquant la boisson "Guarapo" connue au Panama, à Puerto Rico, à Haïti, et à Cuba où d'autres références signalent très tôt le mot "tango". Juan José Pastor Comin, confirme cette origine dans son ouvrage "El conflicto con Marruecos en la Musica Espanola - Universitad de Castilla - La Mancha - 2009

Remerciements à la Biblioteca Digital de Castilla y León

" Tango Puerto-Riqueña " de 1877

Le terme "Tango" est, ici et maintenant parfaitement affirmé dans le titre et l'indication de la manière de jouer, et le rythme de habanera présent sur l'ensemble du morceau à la main gauche du piano. Il s'agit bien d'un " Tango ", même si le remplacement de la croche pointée par une croche suivie d'un quart de soupir, suggère une façon de jouer un peu plus piquée.

Remerciements à la Biblioteca Digital de Chile

        

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" La Gran Via " Zarzuela de 1886

Le célèbre " Tango de la Menegilda "  est bien un genre défini au sein de la Zarzuella. Le rythme traditionnel de la Habanera, figurant en main gauche, l'usage des triolets en main droite illustrent, ce qui va être une constante dans l'évolution musicale des rythmes de cette époque : le passage du 6x8 au 2x4 (lequel évoluera ensuite dans le tango vers le 4x8, puis le 4x4)

Remerciements à la Bibliothèque Nationale d'Espagne

" Certamen Nacional " de 1888

Le terme "Tango" est employé deux fois sur la partition : une fois comme titre, et une fois qui pourrait préciser, peut-on le supposer, la manière de jouer "con Aires de Tango" . le rythme "tango congo", est marqué dans une forme originelle correspondant à la représentation d'une frappe rythmique, la croche pointée étant remplacée par une croche et un quart de soupir.

Remerciements à la Biblioteca Nacional de Chile

Remerciements à la Biblioteca  Digital Hispánica

" Tango Argentino " de 1900

Musicalement nous sommes arrivés à la définition d'un genre : le Tango. Il ne s'agit plus d'une simple intégration au sein d'une Zarzuella, mais bien d'un genre autonome. Outre une spécificité musicale, il possède également, une référence précise à une origine Argentine.

Remerciements à la Bibliothèque digitale Basque Liburuklik

           

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1873 Bulletin des séances - Société Centrale d'Agriculture de France

tango agriculture Un siècle avant l'arrivée du Tango au sens où nous l'entendons aujourd'hui, différents corps de métiers, étaient familiarisés avec le terme. On retrouve ici, le nom de la province Japonaise qui sera employé à diverses occasions.

tango societe agriculture

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1879 Bulletin de la Société Géographique de Paris / Mélange de Géographie et d'Ethnographie par le Vice-amiral Vicomte Flieuriot de Langle

tango afrique Se basant sur une analogie linguistique entre différents mots de base du vocabulaire africain et leurs équivalents dans d'autres pays et sur d'autres continents, le Vice-amiral Fleuriot de Langle émet l'hypothèse d'un rayonnement des peuples d'Afrique et de leur langage, hors de leur berceau d'origine, en direction de l'Asie, la Nouvelle Calédonie, la Polynésie, etc... et à l'inverse l'Afrique n'aurait jamais été isolée dans son histoire, recevant de nombreux visiteurs d'autres continents, lesquels leur amenaient coutumes et idiomes.

D'après cet article, le mot tango, serait associé à la mort, et trouverait son origine dans le verbe Sanscrit " neat ", signifiant tuer, et dans le Sonniké  " toungo " ayant le même sens. Affirmation apparemment non encore validée par des recherches ultérieures.

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1889 Journal " Le Matin" du 7 décembre :  Soirées d'Espagne

tango journal le matin Première évocation de ce nom dans ce journal de référence, qu'est Le Matin,  publié à Paris.

On y découvre en particulier, à la première ligne du texte, une erreur de typographie, transformant le " e " de " espagnole " , en " a ", ce qui laisse à penser, qu'en d'autres lieux et circonstance, l'inverse a pu se produire. De là à penser que le verbe espagnol tener, à la première personne du présent de l'indicatif " tengo " (j'ai , du verbe avoir) ait pu être confondu, suite à une erreur de ce type, avec " tango ", la tentation est grande. A Buenos Aires, les noirs et par la suite les arrivants Italiens parlaient un Espagnol très approximatif, et on ne devait guère s'embarrasser avec des problèmes d'accents. Ce genre d'erreur était susceptible de faire assimiler à cette population, un mot, ou une expression, en lieu et place d'un autre, phonétiquement voisin.

" On nous conviait hier soir à une  « soirée aspagnole »

 Que dit ensuite cet article :

" Le succès, cette fois encore, est allé à Madame Sanz. Elle a ému tout le monde avec une ravissante chanson de son pays, Tango de la Menegilda, qu'elle a chanté avec cette originalité captivante, cet esprit vif et fin".

Le mot tango est ainsi vulgarisé à Paris, pour les contemporains de cette époque, comme étant d'origine espagnole, et définissant une " chanson ".

Pour autant cette origine n'est pas " certifiable " comme étant première, la majorité des historiens pensant que le mot tango est d'abord parti des Amériques avant d'être utilisé dans la péninsule ibérique. Les tangos n'y sont signalés qu'en 1862 par le baron Charles Davillier dans son ouvrage " Voyage en Espagne ", sous le terme tango americano ( d'après García Matos 1987 ) ; ce qui conforterait l'hypothèse d'une antériorité du mot sur le continent Américain (sans doute Cuba avec le tango congo ou même avant).

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1896 Journal " Le Matin " du 27 Juillet :

journal le matin En Allemagne et en France, outre la province de Tango au Japon, on connait la  province du même nom en Afrique de l'Est, l'actuelle Tanzanie.

Remarquons qu'il s'agit d'un territoire situé totalement à l'opposé de l'Afrique, par rapport à celui du Royaume de Kongo dont on parlera plus loin, et qui est considéré comme un de berceaux de l'influence africaine dans la création du mot Tango.

On peut se demander, alors, si l'on considère que les esclaves capturés dans cette région étaient vendus, transitant par Zanzibar,  jusqu'en Inde et au delà, si le vocable n' a pas, lui aussi, voyagé dans tout le continent asiatique ... ?

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1898 Journal " L'Illustration " du 13 Aout :

Une simple photo, sans article, illustre ce qu'est le Tango dans l'esprit des Parisiens à cette époque. On remarque dans le titre de l'image que l'on parle de "bal", alors qu'en fait il s'agit plutôt d'un tablao.

tango seville

Le tango dans un bal populaire à l'époque - Collection D. Lescarret

Conclusion provisoire : il est intéressant de noter que le terme "Tango" possède une universalité de lieux et de significations différentes, qui précède, ce qui ne va pas arriver avant la période entre 1913 et 1920, un rattachement spécifique à l'Argentine, et dans une moindre proportion à l'Uruguay. Le mot appartient donc à tous les peuples, et prépare à l'acceptation de la culture spécifique qui lui sera ensuite rattachée.

6. Des pistes diverses

Nous trouvons ici des références plus ou moins directes, des mots ressemblants, des sens approchants qui tous participeront plus ou moins directement (étymologie) ou indirectement (assimilation - acceptation) à l'établissement stabilisé du mot " Tango " .

tango scala milan Musée de la Scala de Milan

Fronton d'une épinette très rare, du XVIIe siècle, manufacturée par Onofrio Garracino, dont le dessus a été peint, en 1669, par le célèbre Angelo Solimena.

Sur ce fronton on peut lire très distinctement : " Indocta malus noli me tangere". Ce que l'on peut traduire par "Main inexperte, ne me touche pas". Certains pourraient dire, en mot à mot "main non éduquée".

N.D.A. On pourrait envisager de l'inscrire sur les robes de certaines danseuses à qui cet avertissement rendrait bien des services ...

Avec tous mes chaleureux remerciements aux gardiens du Musée de la Scala de Milan, qui, après leur avoir expliqué le but de ma demande, m'ont autorisé, et de façon fort affable, à franchir le cordon interdisant l'accès direct à ce magnifique instrument, opération nécessaire pour pouvoir réaliser correctement ce cliché.

Les Tsiganes ou Tziganes

Musiciens formant la majorité des orchestres, fort appréciés, jouant le tango durant son époque d'or à Paris, entre 1912 et 1914, les Tsiganes auraient bien pu avoir un rôle, également, dans la diffusion de ce nom de Tango.

C'est sur la suggestion de Yves Thuillier, acteur de cinéma et de théâtre, mais aussi danseur de tango et passionné d'histoire, que cette piste est ici évoquée. Le mot même de Tsigane est intéressant par ce qu'il évoque : probablement dérivé du mot grec bysantin, Asthinganos ou Athinganos, il servait à dénommer une classe sociale particulière en Inde, environ 200 ans avant notre ère. Ses membres étaient "intouchable" ou dénommés comme ceux "ceux qu'on salue sans les toucher". On pense qu'ils exerçaient le métier de forgeron. On remarquera en passant que la notion de "toucher" se retrouve dans de nombreuses pistes ici évoquées. Qui étaient ces "Athinganos" ? Plus probablement une classe sociale plutôt inférieure ou un groupe de croyance manichéiste, plutôt qu'un groupe ethnique. Il n'en demeure pas moins que leur histoire fut une longue suite de persécutions et de migrations à travers l'Afrique du Nord, d'un côté de la méditerranée, et l'Europe d'Est en Ouest, de l'autre côté. Un groupe s'établit dans le Sud de l'Espagne, et est sans doute à l'origine de la danse y portant le nom de "Tango".

targo do martegue

Leurs dernières migrations les emmenèrent dans les deux Amériques, celle du Nord comme celle du Sud. Le Portugal les expulsa de manière massive vers l'Angola et le Brésil, dès le XVIe siècle, et une seconde vague d'émigration eu lieu, suite à la fin du servage en Europe centrale, entre 1844 et 1870.

On peut noter, sans pour autant en tirer des conclusions hâtives et définitives, tant le sujet parait complexe, que l'on retrouve en suivant cette piste, un certain nombre d'éléments communs aux autres sources : notion de "toucher" dans l'étymologie, passage par l'Angola et le Brésil, et un rapport privilégié à la musique, les Tsiganes s'étant révélés à toutes les époques et sur tous les continents comme des musiciens forts habiles et appréciés. On voit en outre, sur la carte postale ci-dessous, une sorte de mini accordéon qui ressemble fort à ce qui sera plus tard utilisé en Argentine, au début du tango : le Concertina.

targo do martegue

Carte Postale 1905 - Collection D. Lescarret

Notons qu'ils sont actuellement environ 800 000 au Brésil et 300 000 en Argentine, et que des auteurs comme Anne-Isabelle Ligner, n'hésitent pas à évoquer de possibles interpénétrations entre la culture Gauchesca et la culture Tsigane, en Argentine, ces deux groupes culturels ayant, sur un même territoire et à la même époque, en commun l'habitude du nomadisme, ainsi que le gout et la pratique de la musique ...

La Targo do Martegue

La  " Targo do Martegue " , cette référence quoique plus anecdotique, n'en réfère pas moins à une musique et une danse, associées aux joutes nautiques Provençales dont les origines remontent au Roy René (XVe siècle).

targo do martegue

Aucune étymologie directe, certes, mais il est intéressant de noter deux choses : concernant les écrits, le passage de la lettre " r " à la lettre " n " à été à l'origine de nombreuses confusions depuis l'invention de l'alphabet, et des mots les utilisant ; sur la partition de cette très ancienne musique folklorique, figure, de façon très explicite, le rythme de la habanera. Association de consonances de mots, association d'idées (la mer), association rythmique, association entre évocations de musiques et danses, ce type de nom, sans relation directe avec l'élaboration du mot " Tango ", sujet de cette étude, n'en a pas moins, très probablement favorisé son acceptation, lors de l'arrivée des premiers tangos en Provence (même si la légende du Sarmiento n'est ... qu'une légende, il reste fort plausible que, même si les premiers tangos sont sans doute arrivés d'abord à Paris, certains parmi les tout premiers autres, soient arrivés en France, par des marins de navires marchands ayant touché le port de Marseille) ...

... et voyage inverse, la " Danse des Cordelles " typique de la Provence, se retrouve dans le répertoire du folklore Cubain, apportées à Santiago de Cuba par les Français fuyant la révolte noire de Toussaint Louverture (Saint Domingue 1798 et 1903) : les cheminements culturels ne sont jamais à sens unique.

Le terme maritime " tanguer "

Parfois cité comme racine étymologique, ce terme n'a pas d'équivalent tel quel, ni phonique, ni en termes d'écriture, dans les autres langues pratiquées, à l'époque en Argentine. De plus sa racine vient de la tangue, la vase, littéralement plonger du nez dans la vase. Certes le rôle des marins (et sans doute des Français à Montevideo), ainsi qu'en témoigne Vincente Rossi dans " Cosas de Negros " fut important dans l'élaboration de la musique et de la danse, mais le rôle du terme français " tanguer " eut, surtout, une influence fondamentale dans l'acceptation du terme, lors du passage à Paris dans les années 1912, 13 et 14.

tanguer tanguer

tanguer tanguer

En effet, la corrélation entre la façon de danser de l'époque, telle que nous la montre l'iconographie qui nous est parvenue, et les mouvements du tangage d'un navire, est suffisamment forte, pour que l'assimilation du mot tango ait pu se faire aussi facilement dans l'esprit des Parisiens, qui, il n'est pas inutile de le rappeler, ont été à l'origine de la reconnaissance de cette danse et sa diffusion dans le monde. L'assimilation est telle que l'on employait plus volontiers l'expression " tanguer " que " danser le tango ". D'autre part, les termes évoquant les navires étaient à la mode, en témoigne la grande création de l'époque : la " Valse chaloupée " ( ou Valse des Apaches) de Paul Dalbret de 1908, popularisée ensuite par Max Dearly et Mistinguett en 1909. Le tango faisait référence au "tangage", la valse chaloupée sans doute au "roulis" d'un navire.

tambo japon  Le tanbō (短棒?) ou Tambo, et Tango en Japonais

Le " tanbō " ou " Tambo " , art du bâton court, est à la fois un Art Martial Japonais autonome, dérivé du Jiu-jitsu, et également une arme d'appoint utilisée dans d'autres disciplines comme l'Aïkido.

Il sert à frapper, à étrangler, et à immobiliser (image Wikipedia)

Plus proche de notre thème, il faut signaler le mot " tango " au Japon comme désignant une fête célébrée le cinquième jour du cinquième mois de l'année, jour de la fête des enfants.

De la même manière que l'on trouvera des ressemblances phoniques entre différents termes " tango ", on trouve également  différentes formes et significations du mot " tambo " suivant les cultures. Tous et toutes faciliteront l'acception finale et universelle du terme, sujet de cette étude, sans pour autant, bien sûr, prétendre à une paternité directe, voir unique, en ce qui concerna la signification.

7. Hypothèses Quechua, Africaine, Espagnole et Portugaise

Nous abordons maintenant, les hypothèses les plus intéressantes et certainement les plus plausibles concernant l'étymologie du mot tango, en association plus ou moins directe, voire ultérieure, avec la musique et la danse associées.

Tambo dans la langue Quecha

Dans la langue Quechua, Indiens du Nord de l'Argentine, on trouve un terme, " Tambo ", dont l'origine plus lointaine se situe dans la civilisation Inca. Il désignait des lieux d'approvisionnement, généralement espacés de 20 à 30 kilomètres (une journée de marche) dans lesquels était entreposé de l'approvisionnement pour les voyageurs.

Plus postérieurement, en Quecha, le mot dérivé, utilisé, était " Tanpu " avec la même signification.

Le rayonnement de la langue Quechua s'est étendu de l'Equateur, au Sud du Chili, couvrant l'ensemble du Perou et de la Bolivie, ainsi que toute la partie Est de l'Argentine (du Sud de Mendoza jusqu'au nord du pays).

tambo incas

Collection D. Lescarret

Il en est resté deux significations en Argentine : la première désigne un lieu, ou par extension, un lieu où l'on s'approvisionne. On verra plus loin l'assimilation des mots " tambo " et " tango ", et il est fort probable que dans un premier temps, l'endroit, sur les quais de Buenos Aires, où l'on parquait les esclaves à leur débarquement, et où les marchands d'hommes allaient s'approvisionner était appelé " tambo " et non " tango ". En effet, comment imaginer que les trafiquants locaux, pour qui les esclaves n'étaient que du bétail, aient pu choisir un mot de ces "marchandises" pour désigner un centre important de leur activité. Bien plus logiquement, on peut penser qu'ils utilisaient un mot familier de leur pays, " tambo " en l'occurrence, pour désigner ces lieux. L'assimilation fut probablement faite avec les centres de regroupement de bétail ou " parc à bœufs  ", ce dernier terme désignant toujours actuellement les bordels d'Amérique du Centrale et du Sud : toujours une référence au bétail, hélas ! (Nous remarquerons que dans certains textes, le mot " Tango ", comme nous l'avions noté pour le mot " Milonga " , désigne un établissement de prostitution). On remarquera en outre, et plus loin, que c'est le terme " tambo " qui est utilisé pour marquer un lieu dans les dialectes et langages africains. Mais on peut déjà noter la confusion entre les deux mots " tambo " et " tango ".

tambo argentine

" El Tambo en la ribera " Peinture de Carlos Morel (1813-1894)

Enfin et toujours par extension, une des boissons et nourritures fondamentales, facile à trouver en ces régions, étant le lait, le mot " tambo " désigna ainsi la jarre en métal pour recueillir et transporter le lait. Il a toujours aujourd'hui cette signification, ainsi que celle, plus générale de coopérative laitière. On le retrouve avec ce sens, jusqu'en Nouvelle Zélande.

C'est de cette langue Quechua que vint tous les noms de vallées, rivières et autres lieux géographiques, principalement au Chili, qui portent le nom de " Tambo ". En Argentine, un nom de lieu est resté célèbre, le " Tambo nuevo ", où un fait d'armes  survenu en Octobre 1913 lors de la guerre d'indépendance de l'Argentine et l'expédition en " Alto Peru ", est resté dans l'histoire. Un peu au nord de Salta, mais dans l'actuel Chili, trois sergents firent prisonnier, à eux seuls une dizaines d'ennemis, fait d'armes qui allait avoir une grande influence sur la suite de la guerre : pensant avoir été attaquées par près de deux cents hommes, les forces royalistes levèrent le siège de Potosi. Le fait d'armes est resté dans l'histoire sous le nom de la " Sorpresa de Tambo Nuevo ", et différents lieux , places et gares le commémorent en Argentine.

nuevo tambo tambo nuevo

Image de l'action de Tambo Nuevo, vue par le peintre Franz Van Riel et publiée avec l'aimable autorisation du site remarquablement documenté :  " Revivionistas " http://www.revisionistas.com.ar "

Une ville, entre Rosario et Buenos Aires porte également le nom de " Tambo Nuevo " (code postal argentine 2700)

tambo buenos airesA titre de conclusion de ce paragraphe, nous noterons donc l'existence de ce vocable " tambo ", qui, même s'il n'a, à l'origine, rien à voir avec la musique et la danse, se mélangera, comme nous le verrons plus loin, avec le mot " tango " par un phénomène bien connu de " porosité " entre deux noms.

A noter cependant une exception qui annonce la suite et la fusion des mots : " El Tambo ", établissement érigé en 1877, situé près du célèbre " Hansen ", et où vraisemblablement on aurait dansé. Il fut transformé en confiteria vers 1888. Ce lieu est resté dans les mémoires sous les noms de " Kiosquito " ou de " El Tambito ". Le nom du célèbre Tango " Don Juan " aurait, selon certains, un rapport direct avec Don Juan Cabello, un habitué de cet endroit.

Ci-contre le plan publié par l'ingénieur A. Magragaña dans le N°44 de la revue " Todo es Historia " en 1970, et repris dans l'ouvrage de Henrique Horacio Puccia " El Buenos Aires de Angel G. Volloldo 1860 ... 1919 ".

Tango dans les langages africains

D'après Carlos Vega - Estudios para los orígenes del tango argentino : " l'étymologie du mot "tango" a des origines de tendance africaine. Les mots " tamgú " et " tañgu ", avec des formes particulières suivant les régions, signifient "danser" dans certaines langues africaines : " tamgu " et " tuñgu " dans le langage Calabar et Benné , dans les alentours du Niger central, " ntiangu " dans Soninké ou Saraloké et " dongo " entre les Mandingas , plus au nord et dans une zone proche du Soudan , qui a aussi été un foyer important d'origine des esclaves. De plus, les Mandingas sonnent tomtom ou tamtamngo au tambour. Par conséquent, le mot tamtamngo , construit avec tamtam (onomatopeya d'un tambour) et la désinence "ngo" (danser) aurait donné " tango " avec les quatre acceptions suivantes : " tambour ","lieu où l'on danse", "une danse" et "un rythme". "

tango ubangui Ce mot est également associé en Afrique à différentes régions. Comme nous l'avons vu plus haut dans l'article du Journal Le matin, il existe dans les colonies allemandes, une ville appelée " Tango " dans ce qui est devenu la Tanzanie.

Mais c'est également un journal, La Belgique, en 1915, qui publie une photo de " Femmes Tango " dans la région de l' Ubangi, en Centre Afrique.

Andrés Carretero ( El Tango, La otra historia ) signale, en langue Kimbudu, le mot " m'tango " qui signifie un lieu, un espace fermé. le Kimbudu fait partie de l'Angola, ancienne colonie Portugaise, et d'après Andrés Carretero, les marchands d'esclaves l'utilisaient pour désigner le lieu d'embarquement des noirs à destination des Amériques. On remarque une ressemblance avec le mot " tambo ", rencontré précédemment, et utilisé pour désigner le même lieu à leur arrivée. Ceci sera repris, dans le paragraphe de conclusion, dans la théorie du " croisement " entre les mots et les langages.

On aurait trouvé, également, dans la langue Ibidio utilisée dans toute l'Afrique de l'ouest, les termes " ntangu " et " tamgú " associés à un lieu et à la danse.

Autre source : Robert Farris Tompson (The art History of Love) signale différents mots issus des langues africaines, dont  " tanga " désignant la fête marquant la fin d'une cérémonie de deuil ; " tangala " signifiant marcher lourdement ou en titubant ; " tangama " pour sauter, et " taganana " pour dire marcher.

Pour Marcel Dikki-Kidiri, dans sa présentation bilingue du " Sango ", langage de Centre-Afrique, traduit le vocable " Tangô " par temps, moment, époque.

tango pongo D'autres termes, en particulier le mot " Kongo ", du royaume du même nom, ont par leur consonance, peut-être aidé à la mise en place du vocable " Tango". Ainsi, dans la relation d'un voyage en Afrique, d'Ambassadeurs Anglais en 1639, Frederick, Duke of Holstein, cite la province de " Pongo ", la ville de " Congo " et la rivière " Vambo ", affluent du fleuve Zaïre.

pongo tango

Vicente Rossi, Cosas de Negros, cite deux expressions et contextes. La première fait référence classiquement aux instruments de percussion et au vocable "tambor", la seconde à une expression employée dans les réunions de noirs.

"Tanga ! catanga ! voceaban los parches y traducían a gritos sus percusores, haciendo comun que tambien se llamara "catanguita" al "tanguito" en Buenos Aires. Cuando los chiquillines negritos hacián rueda, saltando con estrepitosa alegria cantaban "Ronda! catonga!" dando otra traduccion a la voz de los parches en Montevideo, muy popularizada en la Plata.

"Tanga ! catanga ! sonnaient les peaux des tambours, traduites par les cris des percussionnistes, faisant la même chose que ce qui se nommait "catanguita" al "tanguito" à Buenos Aires. Quand les gamins noirs faisaient une ronde, sautant de façon joyeuse et intrépide, ils chantaient "Ronda! catonga!" donnant une autre signification au chant des tambours de Montevideo, très populaire dans le Rio de la Plata.

tango negro ► La revue  " La Illustración Argentina ", publia dans son numéro 33 de novembre 1882 une image représentant deux Noirs en train de danser, et intitulée " Tango ". L'interprétation de cette image a été source de nombreuses polémiques et confusions. Que peut-on en conclure ? S'agit-il de la représentation de la danse où du lieu ? Sans doute de la danse, mais il y-a t'il un rapport avec celle que l'on connait aujourd'hui ? Rien n'est moins sûr, les deux Noirs ne dansent pas en couple, alors véritable tabou en Afrique.

Les deux seules choses certaines que l'on peut affirmer suite à la publication de cette image,  c'est qu'un mot, " tango " en l'occurrence, est associé à la culture noire et à une forme de danse qui ne se pratique pas en couple, ou a un lieu.

Le doute peut aussi subsister sur la connaissance exacte du phénomène de la part des journalistes, les confusions, et nous allons le voir plus loin, étant avérées, à cette époque entre les différents mots proche de " tango " et leur exacte signification.

horacio pucciaEnrique Horacio Puccia, dans son ouvrage Buenos Aires de Angel Villoldo 1860-1919 signale le témoignage de Juan F. Lopez ( " Lopecito " ), chanteur et chroniqueur, qui évoquant son enfance à San Telmo cita quelques couplets entonnés par les Noirs de l'époque (soit aux alentours de 1910-1915). " Ay chumba, calan cachumba/ cantaba un negro Benguela/ A eso de la media noche/ Francesco apaga la vela. " ( A minuit, Francesco souffle la chandelle).

De ces évocations naquit le personnage de " Camillo, el fosforero ", un noir énorme qui transportait un sac plein de boites d'allumettes et parcourant les rues en chantant El Tangorí : " Tangorí... / tangorí... / la galleta te la di... / si no te gusta el ajo / metele al perejil " (... la galette je te l'ai donnée, si tu n'aimes pas l'aïl, mets-y du persil).

gaspar benavento ► " Tangorí " : l'écrivain et poète Gaspar L. Benavento, signala l'origine Guarani de ce terme qui d'après lui désignait les tripes de la vache. ( Leyendas Guaranis - 1961 / El Guarani en Entre-Rios - postume).

Quel rapport avec le Tango ? Probablement aucun ... sauf qu'encore une fois, des mots à consonances très voisines existaient avant l'arrivée de la musique et de la danse qui prendront ce nom, mots communs en usage aussi bien chez les Guaranis, les Noirs, que chez les autres résidents de Buenos Aires.

Nota : on remarquera dans le chant noir mentionné par Lopez, le terme " chumba " repris, bien plus tard, par Oswaldo Pugliese, sous l'orthographe yumba, mais prononcé chumba par les portenos.

 

Une autre remarque qui introduit au chapitre 8 suivant : figure dans le discours d'un noir, un mot qui serait d'origine Guarani ... à moins que ...

La langue Swahili : d'après les auteurs s'étant intéressés au langues africaines et en particulier aux langues des Bantous, on trouve trois mots intéressants dans la langue Swahili : " tambo " " tamba " et " matambo ".

Le premier, " tambo " signifierait " fanfaron ", " se pavaner ", le second voudrait dire " marcher prudemment ", le troisième " matambo " se traduirait par " langage secret ".

Notons que le Swahili, s'il est plutôt originaire de la côte est de l'Afrique, actuelle Tanzanie, a rayonné dans tout le reste du continent, et jusqu'au Kongo, mais également, du fait de la traite Arabe des esclaves, vers le Moyen Orient. Les caractères d'écriture, datant de plusieurs siècles sont d'ailleurs des caractères Arabes.

Enfin deux mentions particulièrement intéressantes sont à signaler : celles faites par Jose Gobello et publiée dans le cadre de son article sur l'étymologie du mot Tango dans l'opuscule " La historia del tango - sus origines ( Tomo 1 / Corregidor 1976) ".

la historia del tangoLa première cite R. Rodriguez Aires Molas, qui, dans on ouvrage " La Música y la Danza de los Negros en el Buenos Aires de los siglos XVIII y XIX, Buenos Aires 1957 " signale une " casa de tango " fonctionnant dans la ville en 1802.

La deuxième cite une communication à l' Academia Porteña del Lunfardo du 29 Juin 1969, dans laquelle Jorge Alberto Bossio (auteur entre-autres de l'excellent ouvrage sur les cafés de Buenos Aires), fait référence à une note de Don Bernadino Rivadavia (premier Président de la République Argeninte) en date de 1821, dans laquelle il signifiait à la police son désaccord concernant une demande de débit de boisson, faite par une association d'entraide dirigées par deux " Noirs Congo ", et appelée " Tango de Bayle ".

Si le terme est indubitablement lié à la population noire, il semble qu'il ait plus une signification de lieu, ou lieu de réunion, plutôt que celle d'une danse. En effet, dans ce dernier cas, on aurait dit " Bayle de Tango " en lieu et place de " Tango de Bayle ". Cela induit à penser que le premier terme cité " Casa de Tango " avait en fait la signification de " Casa de reunión " , maison, lieu de réunion. On verra dans le chapitre suivant, et dans la conclusion, comment cette signification trouvera son équivalence dans la langue quechua.

A noter, de manière plus marginale, une danse appelée " Congo ", particulière à la Gascogne française, issue de la contre-danse et amenée probablement par les marins : voyage océanique d'un mot entre l'Afrique, Cuba et l'Europe ...

royaume congo  danse du congo

Ci-dessus, à droite, danse "Congo" dite "Danse des Marins" exécutée dans les Landes - Collection D. Lescarret

Tango et tambor dans la langue Espagnole

Revenons vers Esteban Pichardo, qui, dans son Diccionario Provincial de Voces Cubana de 1836 (page 42), signale le mot Tambor comme désignant le tambour sur lequel frappent les Africains dans leurs réunions.

tambor et tnago

Or les sources africaines ignorent ce terme, ce qui peut laisser supposer que le mot utilisé par les esclaves était en fait, le mot espagnol. Ceci paraitrait plausible pour deux raisons : la première était que les différentes ethnies n'avaient pas de langue commune, et qu'ensuite les maîtres ne les autorisaient sûrement pas à construire, en arrivant, leurs tamtam traditionnels sachant qu'ils pouvaient s'en servir comme moyen de communication ; enfin, et de toute façon, le bois utilisé en Afrique n'existait pas. Ce n'est que plus tard que, probablement, les esclaves purent réaliser leurs propres instruments. Il est fort probable que les esclaves, formés comme musiciens dans les fanfares et pour faire danser les maîtres, utilisaient, au début, les instruments espagnols, dont le " tambor ", commun à toutes les provinces espagnoles et également à toute la Provence où le terme " tamborin " est également employé. Notons également que le terme " tambor " est également utilisé dans la langue Portugaise (voir § suivant).

carlos vegaLe musicologue et historien argentin, Carlos Vega (ci-contre), expliqua qu'en 1700, à Mexico exista une danse appelée tango. Toutefois cette danse se pratiquait individuellement, et non en couple.

En 1803, dans les archives de la  " Santa Inquisición " à Mexico on peut trouver une référence a l'interdiction de un « antiguo tango » (une chanson mexicaine).

Arturo Montenegro, signale dans un article publié sur le site du " Centro Virtual Cervantes ", l'existence d'une ancienne orthographe dans l'écriture de la première personne du singulier du présent, du verbe " tangir " (dérivant du latin " tanguere "), s'écrivant " tango " avec la signification de " tocar " jouer d'un instrument. Cette formule figure dans le Diccionario manual e ilustrado de la lengua española (Madrid, Espasa-Calpe, 1984), faisant référence à une découverture faite dans d'anciens textes, par le célèbre poète et musicologue Daniel Devoto.

Autre référence à la langue espagnole, le terme " tambor ". Comme expliqué plus haut, ce terme est courant aussi bien en Espagne que dans toute la région Occitane. Il est, de par sa consonance facilement assimilable par les Noirs, et par un retour des choses, assimilé ultérieurement par les blancs pour désigner ce qui relève des manifestations animées par les tambours des noirs. Le terme espagnol est très ancien et viendrait de l'Arabe طبل  " ( tábal ).

tango

Comme évoqué précédemment, la danse du nom de " Tango " pratiquée en Andalousie, n'a rien à voir avec la danse et la musique que nous connaissons. Deux hypothèses prévalent quant à l'origine du nom : la première serait que le vocable aurait été importé de Cuba avec une origine africaine noire, l'autre qu'il viendrait d'un mot arabe, hypothèse encore mal étudiée. Dans tous les cas, aucune influence extérieure en direction de l'Argentine ou de l'Uruguay n'a été relevée, mais sa participation à l'acceptation du terme à Paris, donc dans le monde, du fait des nombreux spectacles de danses de ce type, ayant précédé l'arrivée du tango de couple, a été fondamentale.

Enfin, il est tout aussi plausible d'envisager une très mauvaise assimilation de la langue espagnole par des esclaves africains arrivant sans posséder de langue commune pour dialoguer entre eux, et obligés, particulièrement à Buenos Aires, d'utiliser rapidement l'espagnol. Ils auraient pu confondre, et par la suite assimiler en le détournant, le terme " tengo ", première personne du singulier du présent de verbe " tener ", posséder. La prononciation est certes différente, mais les sons et accents de la langue de leur maîtres étaient totalement étrangers aux nouveaux arrivants, et nous avons vu plus haut, dans l'article du journal Le Matin que les lettres " a " et " e " avaient été confondues et inter-changées. Un tour dans les classes d'apprentissage de langue étrangère, aujourd'hui, révèle des erreurs et confusions, bien pires encore ...

Et pour " boucler la boucle " rappelons que le verbe latin " tener " vient du même latin, mais dans une version plus ancienne où il s'orthographie " tenir " avec parmi ses significations ... " tenir dans les bras " ... τείνείν en grec ...

Pango, Dengo, Tambao et Tangir - Portugal

C'est encore Jose Gobello, avec son immense talent, et à la différence de certains historiens de son pays quelques peu nationalistes dans leur approche, qui ose ouvrir une autre voie de recherche, toujours dans les pages de la " Historia del tango " paru chez Corregidor : l'hypothèse Portugaise. "Vale la pena, sin embargo, ensayar un nuevo camino" écrit-il.

En effet, quand on regarde l'histoire de l'empire Portugais, qui couvrait plus de la moitié du monde, on s'aperçoit que tous les territoires concernés par cette étude ont quasiment été sous sa domination, ou à tout le moins sous son influence. On voit sur les cartes ci-dessous (images Wikipedia retravaillées par l'auteur) que leurs zones d'influences et de commerce vont jusqu'au Japon, à Nagasaki, et en Chine jusqu'à Macao. Le Portugais est toujours la langue officielle de Macao, et, en Afrique, de la Guinée- Bissau, de la Guinée Equatoriale, du Cap Vert, de l'Angola, du Mozambique et des iles Sao Tome et Principe ; du Brésil de l'autre côté de l'Atlantique, et du Timor Oriental en Océanie. Sur les cartes ci-dessous, on remarque qu'au XVIe siècle, le Brésil, l'Uruguay (langue obligatoire dans les écoles, et subsistance de dialectes portugais) et tous les pays concernés par cette étude (Afrique et Asie) sont sous domination ou sous influence Portugaise.

Cliquez sur les cartes pour les agrandir

empire portugais     empire portugal

Jose Gobello, donc, signale un ouvrage écrit en 1627, par le père Jésuite Alonso de Sandoval, intitulé " De Instauranda Aethiopum Salute ". Nous avons retrouvé cet ouvrage sur la bibliothèque en ligne de l'Université d'Heidelberg (que nous saluons pour la qualité de ce qu'ils proposent), et retrouvé le mot concerné. En fait il ne s'agit pas de " tangomao ", mais de " tägomao " (qui ce prononce maintenant taingomao, mais que certains auraient prononcé tan ...). Approximation d'écriture, interprétation de prononciation? Il est difficile de le dire, car les citations ultérieures, ainsi que l'usage, on qualifié l'écriture " tangomao ". Nous avons retrouvé ce terme avec cette écriture, plus tard, par exemple dans le " Novo Diccionario Portatil das Linguas Portugueza e Inglesa ", écrit par J. P. Aillaud, et publié en 1837 à Paris.

Il s'agissait en fait de trafiquants, renégats en tous genres, qui, installés sur la côte ouest de l'Afrique, s'étaient métissés et avaient créé une sorte de bourgeoisie locale, intermédiaires entre les natifs et les Portugais. ils ont été parfois également appelés " lanceros ".

Nos recherches, par ailleurs, ont trouvé, dans la langue " Tagalog " des Philippines, l'expression " tango mao " que l'on peut traduire par :  " était caché ". Notons que si les Philippines étaient sous influence Espagnole ( c'est toujours la langue officielle aujourd'hui) le pays également très proche des voies maritimes Portugaises.

tagomaos tamboQue peut-on donc en conclure ? S'il subsiste un certain doute sur l'existence de ce mot tel qu'annoncé par Jose Gobello, on peut penser que, de ce terme " tägomao ", ayant la signification de " trafiquant " (en général et par la suite d'esclaves), a donné naissance à ce qui est souvent cité : l'appellation de " tango " pour le lieu où étaient parqués les dits esclaves. Ce n'est, bien sûr, qu'une supposition, mais qui introduit au chapitre suivant : " tango " au départ de l'Afrique, " tango " ou " tambo " à l'arrivée sur les côtes du Rio de la Plata.

Les deux mots sont également connus sur le continent Africain, la lecture de l'ouvrage d'Alonso de Sandoval, fait apparaitre le terme " Tambo " à la page 180 (photo ci-dessus).

Revenons vers Jose Gobello. Continuant le développement de son hypothèse, il cite Germán de Granda (Universidad de Valladolid), spécialiste mondialement reconnu des langages afro-américains, qui signale, en particulier sur l'île de Sao Thomé, mais plus généralement dans le Golfe de Guinée et sur la côte ouest de l'Afrique, l'existence de langues ou dialectes créoles, mélanges de Portugais et de langages africains.

Nous avons retrouvé un texte de cet auteur, à la Bibliothèque del " Instituto Caro y Cuervo " de Colombie, reprenant cette analyse, déjà évoquée par Alonso de Sandoval.

La question que l'on peut, et que l'on doit alors, se poser (et qui restera sans doute sans réponse) est : quelle est la part Africaine, et celle du Portugal, dans l'élaboration de ces langues créoles Ouest Africaine ? Qui a influencé l'autre? Qui a été à l'origine de ces mots ? Est-ce les premiers esclaves africains, venus du Kongo et débarqués à Lagos au Portugal en 1441, qui ont amené un mot adopté par les Portugais ? Où est-ce ces derniers qui en conquérant et évangélisant de nombreuses régions d'Afrique, ont importé leur vocabulaire, assimilé par les autochtones ?  La question restera sans doute sans réponse, même si, on peut le supposer, c'est généralement la langue du dominant dans les situations de colonialisme qui a tendance à s'imposer...

Continuons avec l'hypothèse Portugaise.

tango rio plataL'origine possible qui vient le plus naturellement à l'esprit, est finalement celle concernant le verbe portugais " tanger ".

 Conjugué à la première personne du présent, il s'écrit " tanjo " et parfois " tango " et signifie " jouer " (d'un instrument). Il est difficile de ne pas penser à une relation avec le sujet de notre étude, le mot étant connu au Brésil, amenés par les esclaves venant des régions à dialectes lusophones, et sans nul doute parvenu jusqu'en Uruguay, où, comme nous l'avons dit plus haut, outre la porosité des frontières avec son voisin du nord, il existe encore des dialectes locaux directement issus du Portugais, couramment parlé en ce pays. Non seulement l'Uruguay est, comme chacun sait, un des deux pays où est né le tango, mais il fut, en outre, tout au long de son histoire, en relation permanente avec son voisin argentin, la traversée du Rio de la Plata étant chose facile et plus que quotidienne.

La carte ci-dessus, illustre le passage des mots Portugais venant d'Afrique,  du Brésil vers l'Uruguay et l'Argentine.

C'est cette hypothèse, un mot d'origine lusophone, passé dans les dialectes africains, et amené aux Amériques par les esclaves, que reprend, non sans une certaine logique difficile à contredire, Jose Gobello.

8. Synthèse : création, diffusion et acceptation

Pour conclure cette étude, qui je le rappelle ne saurait être exhaustive, nous résumerons les hypothèses concernant la création du mot " Tango ", et sa diffusion dans le monde, en deux parties distinctes et un schéma récapitulatif de l'essentiel.

► Hypothèses concernant l'origine du mot " Tango "

De ce qui a été montré précédemment, on peut envisager trois supposées origines principales (sans pour autant réfuter le rôle joué par les autres) : La langue Quechua, les langues Africaines, et le Portugais.

Hypothèse Quechua : Il est indéniable que le terme d'origine Quecha, donc Inca, a précédé tous les autres sur le territoire de l'Argentine. Le vocable " Tambo " , signifiant initialement un lieu d'administration ou de ravitaillement, était connu des habitants de Buenos Aires, et plus particulièrement, dans la mesure où il était également employé pour désigner des vallées, monts ou rivières, par les Gauchos sédentarisés, venus peupler les faubourgs de la capitale argentine. Son rôle dans la création du mot tango, ne semble pas toutefois pouvoir dépasser celui d'une simple assimilation à un autre mot " tango", car, à l'inverse de celui-ci, " tambo " n'a jamais été assimilé dans son sens originel à de la musique ou de la danse. Il est d'ailleurs toujours employé avec un sens relatif à l'approvisionnement et à la nourriture, celui désignant un élevage laitier. Sa participation à l'élaboration du vocable a été cependant déterminante par le processus que l'on a appelé "porosité-contamination" et tout le mérite de Jose Gobello, d'abord, et Oscar Escalada, ensuite, a été de remettre en lumière, le rôle important de ce vocable, dans l'élaboration du nouveau terme " tango ", objet de cette étude.

tambo uruguay

Un Tambo en Uruguay en 1907 - Collection D.Lescarret

Hypothèse Africaine : le mot " tango " est dès le départ, ou presque, associé à la musique et à la danse des noirs, dès lors qu'il aborde le continent Sud Américain. De nombreux termes ou désignations de régions, sont également proches phonétiquement, et sous leur forme écrire en langages européens, du terme qui nous intéresse. Il faut noter cependant, que dans l'esprit des argentins de l'époque, les deux significations, lieu et danse, coexistaient dans leur compréhension du vocable africain. D'autre part, si en termes d'étymologie pure, une partie de l'origine est indubitablement noire, il faut se rappeler que lorsque le mot " tango " s'impose avec son sens actuel, la quasi totalité des noirs de Buenos Aires a disparu (ce qui n'est pas le cas en Uruguay). Mot purement africain ? Dialecte composé de différentes langues Africaines et de Portugais, la question reste posée. On notera l'influence du Brésil, en particulier en Uruguay. Par contre, concernant le mot "Tambo" il est indubitablement d'origine purement africaine lorsqu'employé au sein des populations noires, mais avec le sens de désignation de lieu (même si on a trouvé des danseuses de "tambo" dans l'iconographie faite beaucoup plus tard par les Européens). On notera, enfin, que la diffusion dans les premières années en Argentine, et la popularisation du mot " tango" ont été faites principalement par les populations noires, descendant des esclaves, ou, a minima, rattachées à celles-ci dans les assimilations linguistiques et l'imaginaire des argentins.

tambo guinée tambo brazzaville

Deux cartes postales de la collection D.Lescarret : Tambo, ville de Guinée, Tambo danse du Congo

Hypothèses concernant la fusion Tambo - Tango : c'est encore à Jose Gobello que l'on va se référer en premier, pour parler de la synthèse étymologique entre les mots " tango " et " tambo ". Son approche fut reprise plus récemment et avec brio par le Maestro Oscar Escalada, (photo ci-contre à droite) dans sa remarquable étude intitulée "Investigación sobre la etimología de la voz tango y su evolución ", qui développa l'hypothèse du phénomène linguistique de "contamination ", ou "croisement ", entre les deux mots, l'un d'origine Quechua, l'autre d'origine considérée Africaine.

oscar escalada Citons pour commencer Jose Gobello, dans une note reprise par Oscar Escalada. "... Jorge Alberto Bossio comunicó a la Academia Porteña del Lunfardo referencias a una nota suscripta por don Bernardino Rivadavia , el 21 de Octubre de 1821, en la que se disponia que la autoridad policial expresara a los morenos congos Juan Duval y Jose Antonio peña, el desagrado del superior gobierno ante la solicitud de que se permitiera la colección de limosnas con destino a una intitución de ayuda mutua en un establecimiento denominado  Tango de Bayle  ... "

Il s'agit d'une note de mécontentement du gouvernement, concernant le fait qu'une association d'entraide de noirs congos, appelée " Tango de Bayle ", c'est à dire " Lieu de danse " s'autorisait à recueillir des aumônes. La note édictée, à la suite, par le conseiller juge et chef de la police, don Joaquίn de Achával, fut la suivante :

" Reglamento que debe obserevarse en la Sociedad de Morenos de la Nación Conga establecida en el Quartel N°15 para la administración las limosnas que colectan en los bayles de Tambo que hacen los domingos y los feriados ..."

Si Jose Gobello relève bien la confusion entre les deux mots " tango" et " tambo ", on peut cependant rajouter à son analyse, qu'ils ne sont pas utilisés avec le même sens. Dans la première note, on parle de " Tango de Bayle ", donc d'un " Lieu de danse ", dans la seconde  de " Bayles de Tambo ", c'est-à dire " Danses de Tambo ". La confusion est d'autant plus remarquable que le mot " Tambo " désigne à priori un lieu dans le vocabulaire criollo-argentin. la logique aurait voulu que soient employés les termes, quitte à les confondre, " Tambo de Bayle " et " Bayles de Tango ". Il est certain que ni le ministre, ni les autorités ne devaient être parfaitement au courant de ce qui se passait et dansait en ces lieux, et il faut être prudent qu'en aux conclusions plus générales que l'on en peut tirer.

tango milongaS'il semble avéré, toujours selon Jose Gobello que le terme usuel employé le plus usuellement était " Tango de Bayle ". Petit à petit le mot " Tango " assimilé avec " Tambo " passa de la signification de Lieu où l'on danse, à celle de type particulier de musique et de danse. Cela nous ramène au terme Milonga. En effet, lors de la création du Tango, le mot Milonga s'employait déjà avec une triple signification, lieu où l'on danse, la musique qui y est jouée, et le style particulier de danse pratiquée. On remarquera qu'au fil du temps le terme " Milonga " a pris la place des termes " Tambo " et " Tango " pour désigner le lieu de pratique, et l'on dit alors, et encore maintenant, " Je vais danser le tango à la Milonga " en lieu et place de " Je vais danser le Tango au Tambo ". Comment cette opération de substitution s'est-elle produite exactement ? Nul ne le sait, mais l'usage déjà bien établi de l'appellation " Milonga " pour le lieu, et le fait qu'à terme ce fut les mêmes danseurs qui pratiquèrent les deux danses, fit que, sans doute parce que plus ancien, ce fut le terme de " Milonga " qui finit par s'imposer.

Osacar Escalada souligne ainsi particulièrement un phénomène de " contamination " (il préfère le terme de croisement) de type métonymie, entre Tambo ou Tango le lieu, et Tango ce qui s'y passe.

Nota : pour bien illustrer le flou qui pouvait régner à l'époque concernant la signification de ces termes, on notera , que selon certains auteurs, le terme  " Tango " fut également utilisé, tout comme le terme " Milonga " pour désigner un bordel.

Hypothèse Portugaise : si le mot " tango " est associé au langage des noirs, il faut se rappeler que, dès le XVe siècle, les Portugais contrôlaient une grande partie de l'Afrique, de la côte ouest à la côte est, que leur influence s'étendait partout dans le monde, et que le Brésil avait adopté cette langue, et l'avait diffusé vers le Sud, en particulier vers l'Uruguay.

empire colonial portugais tango Les populations de  " tangoamos ", fruits d'un métissage de sang, de tradition, et de langage entre les rebuts de la société portugaise et les noirs de la côte, trafiquants d'esclaves issus des populations avoisinantes,  ont créé et véhiculé vers les Amériques, un langage mixant les mots portugais et ceux d'origine locale.

Amené du Brésil par les noirs descendant vers l'Uruguay, ramené à nouveau, lors de la guerre menée par l'argentine dans le cadre de la " Triple Alliance " contre le Paraguay, en 1865, favorisé dans sa migration par la porosité des frontières et le mélange des coutumes et langages entre les pays lusophones voisins et l'Argentine, le mot " tango " aurait ainsi fait un long voyage de l'Europe, vers l'Afrique, puis vers les Amériques.

Cette hypothèse, encore insuffisamment étudiée, nous ramène enfin, en remontant la trace étymologique du portugais, inévitablement au latin, lequel, même si on exclue une origine première et unique, a eu un rôle également déterminant pour l'acceptation et la diffusion dans les pays, ayant cette langue comme origine première de leurs langages nationaux.

Scala Milan Tango

► Concernant l'acceptation et la diffusion dans le monde

tambo minstrelComment le terme fut-il finalement accepté ? De la même façon que la danse et la musique associées, chaque culture à travers le monde, chaque continent, chaque pays avait déjà une connaissance phonétique du terme ; pour certains il existait un sens plus ou moins imagé voisin. Ainsi à gauche on voit la couverture d'un ouvrage écrit en 1882 et décrivant le phénomène musical " Minstrel " en Amérique du Nord.

A l'autre bout de la planète, la ville de " Tambo " fut la première ville construite en 1868 dans le Queensland en Australie (on peut remarquer la proximité des dates ; on rappelle que l'on situe les premiers tangos aux alentours de 1880).

L'Espagne joua un rôle prépondérant, intégrant très vite le mot " Tango " dans ses Zarzuellas, pour la partie musicale (rappelons le rôle fondamental de la Habanera dans le création du genre musical), et en exportant en Europe, ses spectacles de danse de " Tango Sévillan ", préparant ainsi l'arrivée de la danse argentine.

Mais c'est Paris, capitale du monde à l'époque, qui fut vraiment  la caisse de résonnance de toutes ces diverses influences, accueillant le terme " Tango "sans spécificité nationale (on y parlait également beaucoup du " Tango brésilien "), et ce fut de la France que le rayonnement du terme " Tango argentin " commença à s'imposer et à se répandre dans le monde.

Le mot " Tango ", de même que la danse et la musique qu'il définit, et bien que né en Uruguay et en Argentine, a appartenu dès son origine à tous les peuples et toutes les cultures. Le génie des habitants du Rio de la Plata, est d'avoir su dépasser les barrières des coutumes et traditions nationales, pour créer quelques chose de nouveau intégrant l'essence même de l'âme de tous les peuples, ce que l'on appelle la culture, et au départ, principalement, celle des petites gens.

etymologie mot tango

Et rappelons nous, qu'en l'absence de témoignages directs, et de documents nombreux et irréfutables, l'histoire de ce nom, comme celle de la musique et la danse associée, restera toujours, en ce qui concerne les origines, quelques peu mystérieuse, participant ainsi au mythe du Tango, partie intégrante de cet art.

Ainsi, quiconque affirmerait avec force une " vérité historique ", forcément réductrice, serait au mieux un imprudent, au pire un incompétent ou un menteur.

" En histoire il faut se résoudre à beaucoup ignorer " Anatole France

Extraits Bibliographiques :

  • Cosas de Negros - Vincente Rossi / 1926 Cordoba / reéd Hachette 1958
  • El Buenos Aires de Angel G.Villoldo 1860 ... 1919 / Enrique Horacio Puccia / Buenos Aires 1976
  • El Tango : La otra historia - Andres M. Carretero / Ediciones Margus - Buenos Aires 2004
  • Carlos Vega -  Estudios para los orígenes del tango argentino  (Buenos Aires, Universidad Catolica Argentina Santa María de los Buenos Aires y Facultad de Artes y Ciencias Musicales - Instituto de Investigacion Musicologica Carlos Vega, 2007  - Editor Coriun Aharonian
  • Jean-Louis Chiss / Jacques Filliolet / Dominique Maingueneau - Introduction à la linguistique française - Hachette 2007
  • Carmen Bernand -   Genèse des musiques d'Amérique Latine  - Fayard 2013
  • ... et tous les ouvrages cités dont les extraits figurent dans cette page ...

 

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