Des millions d'hommes et de femmes, partirent vers l'Amérique du Sud, rêvant d'un monde meilleur, emmenant avec eux cultures et traditions. Fondement d'une nouvelle société ouvrière à Buenos Aires, ils furent les principaux acteurs de l'urbanisation du Tango et de sa transformation de danse faubourienne, aux paroles vulgaires, et réservée aux lieux de prostitution, en un élément fondamental de la culture Argentine, admis dans la cité.

Un pays d'immigration    Les conditions du voyage    Quelques chiffres    Les Italiens    Basques et Français

 

 

 

 

 

 

Un pays d'immigration

 

Par nature fondé en tant qu'Etat, par des conquérants, l'Argentine vit sa population d'origine, les Indiens, bientôt augmentée d'un flot continu d'Immigrants venus d'Europe. Les Espagnols tout d'abord, puis les Anglais et les Français ensuite. Mais c'est à partir de 1850 que les politiques d'immigrations mises en place, la promesse de terres nouvelles à exploiter, et une certaine misère principalement dans l'Europe du Sud, firent venir par millions de nouveaux immigrants.

 

En 1876, la loi sur l'immigration du Président Avellaneda, et en 1890 les billets de passages subventionnés par l'Etat Argentin, firent se déplacer en masse des populations rêvant d'Eldorado terrien. La déception allait être cruelle. les terres à distribuer étaient rares et arides, et les immigrants furent réduits à épouser deux conditions peu enviables : gauchos, c'est à dire ouvrier agricole itinérants et réservé aux basses besognes, ou ouvriers peu qualifiés, parqués dans les faubourgs de Buenos Aires.

 

Les premiers, véritables parias de la société avant d'être idéalisés un siècle plus tard, allait influencer le tango chanté par le biais des "Payadores", les seconds, principalement Italiens, allaient influencer ce même Tango au plan mélodique, et en le socialisant et en l'urbanisant, concentrés dans des logements insalubres, les fameux "Conventillos" Le Docteur Samuel Gaché, dans son ouvrage "Les logements ouvriers à Buenos Aires", (Paris, sin casa editoria, 1900), les a décrits comme des "maisons d'ouvriers qui représentent de grands dangers, pour la santé publique et pour la morale".

 

 

 

 

 

 

Les conditions du voyage (voir le chapitre sur les navires transporteurs de population et de culture)

 

Les émigrants partaient des principaux ports Européens, Marseille assurait les départs via Gênes, Trieste et Naples des Italiens, Bordeaux des Basques Français et via Bilbao des Basques Espagnols, et bien sur tous les grands ports du Nord, Le Havre et Hambourg principalement, participaient à cet exode massif.

 

Malgré les efforts des gouvernements, les conditions étaient pénibles : espaces réduits, conditions d'hygiène déplorable, nourriture parcimonieuse, les candidats à l'immigration étaient confinés dans des logements de troisième classe, qui en fait de cabines, n'étaient souvent que de simples entreponts sommairement aménagés. Les bagages, allaient du simple sac, à la valise subtilement aménagée, apanache des plus aisés.

 

Ainsi, le Paquebot "Cité de Turin" qui lui assurait le flot migratoire , au départ de Gênes (à destination de New York), note sur son journal de bord  que sur 600 passagers, il eut 45 décès pendant la traversée ! ... Entasser deux fois plus de passagers qu'autorisé, était de plus une pratique courante.

 

 

 

 

Pays du Sud, pays de l'Est, paysans illettrés, aventuriers, aristocrates, artistes, toute cette population hétéroclite allait participer à l'élaboration, d'un nouveau pays, d'une nouvelle culture.

 

 

    

 

Très tôt, le gouvernement Argentin sentit le besoin d'organiser l'accueil, et il le fit avec une certaine efficacité. Un immense "hôtel", en fait une succession de grands dortoirs et de réfectoires, fut créé pour accueillir les nouveaux arrivants. Leur inscription et leur recensement a été si bien fait, qu'à l'heure actuelle quiconque à eu un membre de sa famille participant à cette épopée, peut en retrouver la trace dans cet hôtel transformé en Musée, et ce plus d'un siècle plus tard.

 

 

 

 

 

 

Après quelques jours à se reposer, les voyageurs allaient, soit essayer de trouver un travail dans les territoires agricoles de la Pampa, soit rejoindre les tristes conventillos, déjà évoqués. Le rêve se heurtait à la triste réalité d'un pays, à la fois ultralibéral au plan économique, mais où toute la richesse était déjà confisquée. Point de terre à partager, les nouveaux arrivants se voyaient proposer uniquement des emplois subalternes concentrés dans la ville, et sans rapports avec les rêves qui avaient motivé l'abandon de leur pays. Cette désillusion fut un des thèmes les plus présents dans le tango, dés son origine.

 

 

   

 

Montevideo allait jouer un rôle important également dans cette immigration, et du fait de son port plus accessible et d'une réglementation qui était plus souple pour rentrer ensuite en Argentine, nombre de voyageurs, débarquèrent dans la capitale de l'Uruguay, certains s'y installant définitivement, d'autres ne faisant qu'y transiter avant de rejoindre Buenos Aires.

 

 

 

 

 

 

 

Quelques chiffres

 

On estime que plus de 7 millions d'Européens arrivèrent en Argentine entre 1853 et 1964 (H.Gutierrez - Evolution de la population de l'Amérique latine / Revue Population 1977). En 1869, la population des étrangers se répartissait comme suit : Italiens 34% ; Espagnols 16% ; Français 15%. Compte-tenu de la désillusion liée au fait que les terres et emplois promis n'existaient pas, près de 3 millions de personnes renoncèrent et repartirent vers leur pays d'origine. Concernant les Italiens, les statistiques officielles parlent d'un taux équivalent de 45%, soit sur 3 millions d'immigrés, 1 million 300 000 personnes auraient ainsi fait les voyage de retour.

(Susana Torrado de Ipola. L'évolution démographique en Argentine de 1870 à 1960)

 

D'autres sources font état des chiffres suivants :

 

Immigration argentine

Période 1857-1924

Période                 Nbre

1857-1870         179 570

1871-1880         260 885

1881-1890         841 122

1891-1900         648 326

1901-1910      1 764 103

1911-1920      1 204 919

1921-1924         582 351

 

      Total          8 481 276

 

Populations respectives

1869 - 1914

 

Recensements          Autochtone          Etrangers                    Total

 

      1869                      1 532 700                    210 300                1 743 000

      1895                      2 950 000                 1 004 500                3 954 500

      1914                      5 527 000                 2 359 000                7 885 000

 

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L'immigration concerna surtout les Espagnols, puis majoritairement les Italiens. Suivirent par ordre d'importance, les Français, les Russes, les Austro-hongrois, et à un degré moindre, les Allemands, les Suisses, les Britanniques, les Portugais, les Belges et les Hollandais.

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Les Italiens

 

L'émigration Italienne fut d'une ampleur impressionnante. Entre 1876 et 1985, 27,5 millions d'Italiens ont quitté leur pays, dont 25 à 30% de femmes. 10 Millions firent le voyage de retour. L'Argentine en accueilli 2,9 Millions, dont 2,2 millions restèrent sur place. Ce sera essentiellement des hommes sans qualification, des paysans, et ... quelques musiciens. Ils allaient former le premier prolétariat de Buenos Aires, lequel fut le creuset de l'enracinement et de l'expansion du Tango dans la ville.

 

Partis de leurs pays avec beaucoup d'espoirs, leur désillusion fut grande en arrivant en Argentine : les terres promises ne furent jamais distribuées et la misère fut souvent la seule chose qui leur fut dévolue (citation de Georges Clemenceau à ce propos)

 

Carlos de la Púa dans son poème "La crencha engrasada" (1928) exprime toute la tragédie de ses nouveaux immigrants :

 

 

Vinieron de Italia, tenian veinte años

con un bagayito por toda fortuna ;

y sin aliviadas, entre desengaños

llegaron a viejos sin ventaja alguna.

Mas nunca a sus labios los abrió el reproche.

Siempre consecuentes, siempre laburando,

pasaron los dias, pasaban los noches :

el viejo en la fragua, la vieja lavando.

Vinieron los hijos, ¡todos malandrinos!

Vinieron las hijas, ¡todas engrupidas!

Elos son borrachos, chorros, asesinos,

y ellas, son mujeres que estan en la vida

 

Ils sont venus d'Italie, ils avaient vingt ans

avec un petit bagage pour toute fortune;
et sans soulagement, entre chaque désillusions,

sont devenus vieux sans amélioration de leur sort.
Jamais ils ne prononcèrent le moindre reproche.
Toujours sérieux, toujours travailleurs,

les jours ont passé, les nuits ont passé :
le vieux à la forge, la vieille lavant le linge.
Et puis les garçons sont venus : tous délinquants!
Et les filles sont venues : tous prétentieuses!
Ils sont ivrognes, voleurs, assassins,

et elles sont des femmes qui sont dans la vie

 

 

 

Ils allaient avoir également un rôle déterminant dans l'évolution musicale ultérieure du Tango.

Nous le détaillerons dans la partie histoire de la musique de ce site.

 

Une population très particulière et souvent oubliée des historiens du Tango, est celle des "Golondrinas", les Hirondelles. Il s'agit d'une forme d'immigration de type saisonnier, qui faisait partir d'Italie les paysans d'Italie au mois de Novembre, après les moissons dans leur propre pays, pour venir en Argentine prêter main forte aux ouvriers agricoles, trop peu nombreux. Leur périple commençait dans les régions de Cordoba et Santa Fe dans le Nord , moissonnage du blé, puis descendaient vers le Sud, aux alentours de Buenos Aires pour la récolte du maïs. Ils regagnaient ensuite le Piémont pour les semailles de Printemps. Ce lien permanent qu'ils établissaient entre l'Argentine et l'Italie, à l'époque de l'éclosion du Tango, eut certainement une influence sur les interactions culturelles entre les deux pays, en particulier au niveau des chants et danses traditionnelles, liées aux moissons. (d'après "Histoire de l'Atlantique de l'Antiquité à nos jours" / Paul Butel / Perrin 1997)

 

 

Basques et Français

 

L'immigration Française en Argentine a été essentiellement d'origine Basque, Béarnaise et Périgourdine.

 

Les Basques

 

Des deux côtés de la frontière des Pyrénées, de nombreux basques partirent pour l'Amérique du Sud.  Le premier en Argentine vint de Biscaye, ce fut Juan de Garay qui fonda la ville de Buenos Aires.  Par la suite de nombreux Basques et Béarnais prirent le même chemin. Le droit d'ainesse accordait tout l'héritage à l'ainé de la famille, et la misère ne laissait souvent d'autres choix aux suivants que de quitter le pays, d'autant que la population augmenta fortement entre 1830 et 1856. Ils peuplèrent d'abord l'Uruguay, puis l'Argentine.

 

Sous l'impulsion du Général Urquiza, des agences de démarchages se mirent en place promettant terre et bétail à qui faisait le voyage, promesses jamais tenues à l'arrivée. Ces agences parcoururent toutes les campagnes françaises, des Pyrénées au Valais.

 

A la fin des années 1880, un basque Français du nom de Heguy, passionné de chevaux s'investit dans leur élevage. Passionné de polo, ses descendants brillèrent pendant plusieurs générations au sommet mondial de cette discipline. D'une façon générale, à l'heure actuelle, tout ceux qui s'occupent d'élevage et de dressage de chevaux, porte un béret basque en Argentine.

 

Deux autres activités permirent aux Basques de faire fortune : la tonte des moutons, et l'abattage des bœufs et la salaison de leur viande. De simples saladeros, ils prirent rapidement le monopole de cette activité.

 

 

Dans la Pampa, de nombreux Basques devinrent estanceros, et se consacrèrent à l'élevage du bétail et à la production laitière, malgré les attaques des Gauchos qui cherchaient à massacrer les "lechero gringos".

 

Les Basques partaient principalement de Bordeaux, mais par la suite les Compagnies Maritimes Françaises allèrent les chercher jusqu'à Bilbao. De trois mois en 1890, à 22 jours par navire à vapeur en 1920, les conditions du voyage étaient terribles. Mais le travail acharné de cette population particulière, portera ses fruits : en 1958, douze des cinquante grands propriétaires terriens d'Argentine, sont d'origine Basque.

 

 

A Tarbes, régulièrement et en particulier lors du festival de Tango, de nombreux Argentins viennent effectuer des recherches dans les Archives de la Mairie, pour retrouver l'origine de leur famille en Bigorre.

 

 

Du Périgord

 

Périgourdins firent aussi le grand voyage, mais leur nom évoque avant tout autre chose : ce serait leur danse, importée et adaptée par les marins Génois, arrivés dans le port de la Bocca, qui aurait donné le nom de "perigundun", littéralement bastringue, lieux où le tango pris ses racines.

En Uruguay

 

A Montevideo, la population Française fut très importante, majoritaire parmi les immigrants, jusqu'à la fin de la "Guerra Grande" en 1852. Les Français s'illustrèrent particulièrement lors du siège de la ville en 1843 et 1844. Basques, Béarnais et Bigourdains formaient l'essentiel des nouveaux arrivants. A la différence de l'Argentine, ils étaient surtout petits artisans, ou boulangers, et non cultivateurs. En 1840, sur 34 000 habitants à Montevideo, il y a 13 000 Français, soit plus du tiers de la population. Cette proportion diminuera avec l'arrivée massive des Italiens : en 1868, sur 126 000 habitants, 60 000 sont des immigrants, dont seulement 10 000 Français. L'influence culturelle de la France fut très importante, aussi bien en peinture, sculpture, architecture que philosophie, littérature ou ... musique. Les liens ont toujours été très forts entre les deux pays. Une anecdote : le cheval de Napoléon s'appelait "Montevideo" lors de la campagne de Russie, et une des pâtisseries crée en Uruguay à la même époque, reçut le nom de "Napoléon". L'influence française diminua, mais restera très forte jusqu'à la seconde guerre mondiale.

 

 

Venus d'autres pays du monde

 

Rares sont les pays de l'Est ou du Sud de l'Europe qui ne participèrent pas aux grandes vagues d'immigration. Dans le rapport au tango, signalons les Polonais, spécialisés à Buenos Aires dans la prostitution de bas de gamme, et les Juifs  principalement venus de Russie, qui amenèrent avec eux leur culture et leur musique si riches et particulières. Sous l'impulsion du Baron Maurice de Hirsch, ils fuirent les pogroms d'Ukraine et de Moldavie, et devinrent vite une des communauté les plus actives et organisée d'Argentine. Du monde agricole, ils évoluèrent vers la ville et excellèrent dans les domaines scientifiques et l'éducation. leur présence et leur influence dans la musique, fait que l'on parle d'un "tango juif".

 

Au final

 

Ce mélange multiple d'origines, et de cultures allait créer quelque chose de nouveau et participer à la naissance du Tango, autant pour la musique (certains immigrants étaient musiciens professionnels en Italie), que pour la création d'un inconscient collectif basé sur la nostalgie de la mère Patrie, la désillusion des rêves de réussite, et le déchirement sentimental lié à la vénalité des quelques femmes disponibles. Le Tango avait trouvé son ferment.

 

Une grande partie de la population arrivée en Argentine pendant cette grande vague d'Immigration, repartit vers son pays d'origine. Ainsi sur 2,9 Millions d'Italiens arrivés en Argentine, 700 000 firent demi-tour et retournèrent chez eux. Il faut dire qu'ils avaient été fort mal reçus : les Gauchos les attaquaient quand ils s'installaient comme fermiers, les noirs leurs en voulaient de prendre tous les petits métiers et les grands propriétaires terriens refusaient le partage de la terre. ne restait le plus souvent ... que la misère des Conventillos. Ceux qui néanmoins s'obstinèrent et firent souche, participèrent à l'émergence d'un phénomène mondial toujours vivace aujourd'hui : le Tango Rioplatense.

 

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Un lieu de visite incontournable à qui s'intéresse  au tango et à sa naissance : le Musée de l'Immigration de Buenos Aires :

http://www.migraciones.gov.ar/accesible/?museo

que nous remercions pour les photos mises à disposition

 

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Copyright 2009   Dominique LESCARRET

 

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