Histoire du tango : création de la Milonga

(concerne uniquement la partie danse, la partie création de la musique ne figure pas sur cette page)

Pour bien comprendre cette page, il est préférable de lire d'abord : la situation antérieure

Au départ était la Milonga 

- Naissance de la Milonga, la Plata

- Au Brésil : la Maxixe

- Une expérience originale à Marseille

- Lieux, populations et mutations

- En conclusion

La Milonga

C'est la partie la plus difficile à appréhender par manque de documents et de témoignages concernant cette période qui se situe autour de 1870. Très probablement nous ne saurons jamais ce qui s'est passé exactement lors de la création de la danse appelée Milonga. Une seule chose est certaine : à un moment de l'histoire, dans le Rio de la Plata, un phénomène particulier, lié au mélange des populations et des cultures, allait donner naissance à la Milonga, danse nouvelle et originale, qui allait, non seulement perdurer au fil du temps de façon autonome, mais être également en grande partie à l'origine du Tango.

Pour Vicente Rossi ("Cosas de Negros"), Hachette 1928, dans les "Quartos de las chinas" , chambres qu'occupaient les femmes à soldats près des casernes, on dansait " à la Française" mais de manière moins  guindée. Les corps s'enlaçaient et les bustes se touchaient, la danse préférée s'appelait "Danza" (probablement les dernières formes de la contradanza qui annonçaient le Danzon, danse de couple réputée particulièrement lascive). Importée de la Havane par les marins, elle fut rebaptisée "Habanera" du fait de son origine (celle-ci fut supplantée à Cuba par le Danzon vers 1870, date approximative de l'apparition du Tango). Toujours pour Vicente Rossi, c'est cette danse, qui accompagnée souvent par des Noirs à l'accordéon, un des instruments où ils excellaient, qui fut rebaptisée ensuite "Milonga". Il est vrai que la Milonga en tant que musique et chant, était très présente dans les soirées, et la fusion entre le rythme de la Habanera et de la Milonga étant inévitable, tant ils étaient proches. Il est fort plausible de penser que l'ultime façon de danser la Habanera, c'est à dire fortement enlacés, fut naturellement employée pour danser de la même façon sur la musique Milonga. L'histoire de la danse est fertile en situations de ce genre : les danseurs transposent (puis ensuite adaptent) leur façon de danser à une nouvelle musique qui arrive avec un rythme suffisamment proche de l'ancienne.

On peut cependant formuler d'autres hypothèses, car rappelons le, cette partie de l'histoire manquant cruellement de témoignages, tous les historiens en sont réduits aux hypothèses. Regardons les populations en présence dans les casernes : des blancs issus de l'immigration européenne, des Noirs que l'on envoie en première ligne contre les Indiens et qui jouent de l'accordéon et du violon, et des Gauchos soldats, dont certains taquinent la guitare. Rien n'est plus plausible que de penser que dans les réunions avec les filles, quelques Gauchos aient joué des airs de Milonga, que les Blancs, reconnaissant le rythme familier de certaines de leurs danses paysannes d'origine, (voir à ce sujet la rubrique "Rythme du Tango"), et des danses à la mode, se soient mis à danser à leur façon. Les Noirs, déjà partiellement déculturés et n'ayant jamais dansé en couple, pratique absolument taboue en Afrique, auraient alors imité les Blancs, apportant un style particulier aux danses qu'ils apprenaient. Parmi celles-ci, les plus proches rythmiquement de la Milonga, étaient sans doute certaines formes de Polka lissée, danse pratiquée à cette époque dans toute l'Argentine, danse à laquelle il faut associer la mazurka.

Concernant cette mazurka, et plus particulièrement ce qui se passa en Argentine, il est particulièrement intéressant de citer Carlos Vega, ( La formación coreográfica del tango argentino Revista del instituto de Investigación Musicológica “Carlos Vega” Año 1, Nº 1, 1977 ), qui nous parle plus précisément de ce qui s'est passé à Buenos Aires.

D'abord il affirme que Cortes et Quebradas ne sont en rien caractéristiques des premiers tangos, mais plutôt d'une manière de danser criollo, bien avant que l'on ne parle de milonga ou de tango. A l'appui de ses dires il cite d'abord Ignacio Hamilton Fotheringham, militaire d'origine britannique qui participa à la guerre du Paraguay et à la conquête du désert. Dans son livre de mémoires, paru en 1908, il raconte au début, sa jeunesse à Buenos Aires en 1865 :

Jeune homme en rien timide, Fotheringham aura dédié une bonne partie de son le temps à connaître la ville et, en accord avec son âge, à jouir de sa vie nocturne. Et cela consista immédiatement après son arrivée, en ce qu'il fit ce que faisaient tous ceux qui arrivaient en ville... : “ Partout, au centre même de la ville, les maisons publiques pullulaient, et l'Alcazar, de triste mémoire, était le point de réunion des jeunes hommes de bonnes familles et de moins bonnes, qui rivalisaient entre eux pour provoquer des troubles et des bagarres, et parfois des choses plus graves. Aussi l'Hôtel Oriental, auquel ils lui ont retiré l'Orien et ont laissé le tal, consistait en un “rendez-vous” enthousiaste et aristocratique pour pratiquer des danses brillantes avec des « corte » spéciaux en milonga, et dans certaines mazurkas avec quebradas aguichantes, car se frottaient corps- à corps, ceux du quartier de Retiro, réputés par leur «Vive le corps et la vue» ”. (page 64)

Nous avons déjà anticipé ces observations remarquables. Nous insistons sur le fait qu’il y avait des lieux de danse partout, même au centre, et que les danseurs fussent de bonne famille et de famille moins bonne, tous étaient des bagarreurs. L'Hôtel Oriental attirait l'enthousiasme des aristocrates pour les performances chorégraphiques.. .. Et le plus important : la création d'une nouvelle "forme" et d'un nouveau "style" de Buenos Aires au son, non du tango, qui n'existait pas toujours pas, mais de la mazurka et du bal populaire. Dans les deux, elles devenaient aguichantes, avec Corte et Quebradas.

Carlos Vega cite également Juan Pablo Echagüe qui résume cette hypothèse ainsi, en 1906 :

" Danser le tango aujourd'hui, c'est exécuter des contorsions et des pirouettes difficiles. D'abord des frappes au sol empruntées à El Gato, des pas compliqués issus du Pericon, des courses latérales empruntées à la Polka, les pas très courts à la Mazurca (qui influencera fortement la Maxixe au Brésil) ; ces divers pas se sont mélangés, et on a obtenue une variété bizarre de mouvements pratiquée sur un même rythme unique... "

En fait, l'étape principale et fondamentale évoquée, arriva d'abord dans le cadre de la Milonga, où les frappes au sol, les pas chassés, les nombreux changements d'appuis quasiment sur place les promenades (type paso-doble) existent toujours, caractérisant le style (entre autres). Arriva ensuite la Valse qui participa plus spécifiquement, elle, à l'élaboration du tango, en particulier pour le croisé de la Salida.

On peut en outre penser que l'étape de la milonga avant le tango fut beaucoup plus longue en Uruguay qu'en Argentine, du fait d'une plus grande population de noirs restant présents lors de cette mutation, et de l'influence musicale du Candombe, sur la musique de la Milonga.

Ainsi la Milonga (la danse) pourrait n'être qu'une adaptation de la Polka et de la Mazurka, dansée sur de la Milonga (la musique) et les Noirs, apprenant cette danse des Blancs, en auraient modifié l'interprétation et le style, les blancs adoptant ensuite ces modifications et en inventant d'autres. Des apports du folklore aurait complété le mélange chorégraphique. La musique tango, arrivée ensuite, n'aurait été alors qu'une innovation et adaptation musicale ralentie à cette manière nouvelle et criollo de danser

Et le Candombe ? Regardons ce qui se passe en Uruguay, pays où l'influence des Noirs a perduré, et perdure encore, beaucoup plus longtemps qu'en Argentine. Dans ce pays où leur influence a été certainement plus importante, Pintin Castellanos, situe  entre 1827 et 1829 la disparition des Candombes. Il mentionne, en 1867, la présence en tout et pour tout d'une cinquantaine de métis au carnaval, dansant habaneras, mazurkas, polkas, valses, et marches, s'accompagnant de guitares, flutes, violons, clarinettes, trompettes à piston, tambours et masacallas. Les chansons composées par les Noirs sont dédiées à l'éloge des grands personnages de la République, Président compris. Comme on peut le voir dans ce témoignage, il ne reste pratiquement rien de typiquement Africain, sauf, très probablement une manière particulière de bouger et de placer les accents dans la musique, chez les africains survivants.

On peut donc raisonnablement penser que le rôle du Candombe en tant qu'initiateur de la Milonga, aux alentours de 1870, est relativement négligeable dans une approche linéaire de la création de cette danse ; par contre, la manière particulière qu'avaient les Noirs de danser les danses de Blancs à cette époque, a eu très certainement une influence majeure sur le style qu'allaient prendre les danses de couple spécifiques du Rio de la Plata, surtout pour la Milonga d'abord, et pour le Tango ensuite, de même que la façon de jouer la musique fut de la même manière influencée par les Noirs, ceux-ci, sur un même rythme de base, créant des ostinatos et déplaçant les accents.

D'autres théories se doivent d'être mentionnées, même si des confusions de dates peuvent leur être reprochées : la création de la Milonga en tant que danse ayant vraisemblablement précédé la venue des Compadritos, et que la notion de "bals des Noirs" demande, elle, a être précisée :

Ventura Lynch, "La Provincia de Buenos Aires hasta la definición de la cuestión Capital de la República" ( Buenos Aires La Patria Argentina 1883), assure que la Milonga a été inventée par les " Compadritos " qui, fréquentant les bals des noirs, s'amusaient à parodier leur façon de danser. (On peut se demander si cette thèse ne pourrait pas être "retournée" l'histoire pouvant être advenue comme dans la création du Cake Walk aux Etats-Unis : les Blancs se moquaient des Noirs et copiaient leur façon de danser qu'ils trouvaient ridicules, alors qu'en fait c'était initialement les Noirs qui se moquaient des Blancs en parodiant leurs danses. Un jeu de dupes à double entrée.) Cependant, si on s'accorde à situer la création des Milongas autour des casernes, il est peu probable que les Compadritos y aient été présents, ceux-ci s'accordant mal à fréquenter des lieux représentant l'ordre, et même parfois la répression. Il est probable que l'arrivée des Compadritos se situe plus tard, à l'époque des fameuses Academias de Baile, période plus proche de 1880, et que leur envie de "poser" et de "se la jouer" s'accommodait plus du tango que de la milonga (?).

Fernando O.Assunçăo, dans son ouvrage, " El tango y sus circunstancias ", écarte la Habanera dans la formation de la Milonga : " Muchas razones me llevan a descartar la habanera o danza cubana en la formación de la milonga, que en cambio reconozco vinculada a los primeros tangos criollos. " Beaucoup de raisons m'amènent à écarter l'habanera ou la danse cubaine dans la formation de la milonga, alors qu'en revanche, je lui reconnais un rôle dans l'élaboration des premiers tangos criollos.

NDLA : Ce qui conforte la théorie de Fernando O.Assunçăo est la vitesse. Même si la "Habanera du pauvre" était moins cérémonieuse que celle des beaux salons, le rythme en était très lent, plus lent que celui de la Milonga. L'influence de ce ralentissement se fera sentir, plus tard, lors de l'apparition du Tango. La conclusion de Fernando O.Assunçăo est la suivante :

" Eso milongones originales del suburbio, hechos para bailar, nacidos en los cuartos de las chinas cuarteleras y en pulperías de extramuros con "casa de trato adjunta ", ambientes de los mas pesados y fuertes en la escala descendiente lupanaria, recibieron también el honorífico nombre de "milonga de reñidero", y eran las preferidas, según se ha dicho, de los compadrones o delincuentes del bajo. "

" Ces " milongones " originaux du faubourg, doués pour la danse, nés dans les quartiers des filles à soldat, et dans les " pulperías " de banlieue, dans des ambiances pesantes de lupanars de bas de gamme, ont aussi reçu le nom honorifique de " milonga de reñidero " (que l'on pourrait traduire par "Milongas des exclus ou des marginaux), et c'était les préférées, à ce qu'on se dit, des compadrones ( et non des compadritos ) ou des délinquants. "

Enfin il est évoqué dans plusieurs ouvrages le fait que la Danza et la Habanera auraient été introduites dans le Rio de la Plata par des marins Espagnols. Cependant, si l'on regarde bien les dates, on peut raisonnablement douter de cette affirmation : à cette époque, non seulement tout ce qui est Espagnol est fortement rejeté suite aux guerres d'Indépendance, mais en outre, la marine Espagnole n'existe plus sur l'Atlantique. Les Anglais y sont rois, et de plus contrôlent tout le commerce de Buenos Aires. Les seules concurrences maritimes dans les régions de la Caraïbe, du Brésil et du Rio de la Plata sont les Etats-Unis, et quelque peu la France. Aucun de ces trois pavillons n'emploie de marins Espagnols. C'est donc soit des équipages Cubains enrôlés au voyage, soit des équipages Français, qui amenèrent ces danses. On peut même envisager que ces deux origines aient pu coexister dans le temps, puisque les deux cultures avaient  en commun des rythmes identiques, de Contra-danza (Culture Française de Santiago de Cuba) et de Habanera (Culture Espagnole de la Havane).
Nul ne le saura probablement jamais.

On peut donc, retenant les hypothèses les plus plausibles, raisonnablement penser que la Milonga fut, à l'origine, une adaptation de la Polka, de la Mazurka, créolisée dans un "melting-pot" composé de Soldats aux origines diverses, d'Européens immigrés, de fils de bonne famille, de Créoles, d'anciens esclaves Noirs, de Gauchos, de Marins du commerce ou enrôlés dans l'armée, et de Prostituées.

Pour essayer d'éclairer cette partie de l'histoire, regardons ce qui se passe parallèlement dans d'autres pays, le Brésil d'abord, la France, et plus particulièrement Marseille, ensuite :

Au Brésil

 

A peu près à la même époque (1870 fin de la guerre du Paraguay), un phénomène équivalent se passait au Brésil. Là il semblerait que les choses soient historiquement plus précises, et elles peuvent nous éclairer sur ce qui a pu se passer en Argentine. Les populations en présence sont les mêmes, ne manquent que les Gauchos. Les lieux de danse se divisent, comme en Argentine, en lieux réservés à la haute bourgeoisie, et en ceux des bas fonds. Les danses pratiquées sont les mêmes : Polka, Valses, Mazurka, mais là aussi on observe que la manière de danser diffèrent suivant les lieux. Pour une même danse, deux styles s'opposent : l'un conforme à la norme et à l'élégance, l'autre plus canaille et plus populaire.

D'une adaptation, encore une fois de la Polka, matinée d'un peu de Mazurka, allait naître une nouvelle danse, la Maxixe, surnommée le Tango Brésilien, et ancêtre de la Samba de Gafieira, elle même très proche, dans sa forme, de la Milonga.

Ecoutons Marco Antonio Perna

" La guerre du Paraguay se termina en 1870, causant un bouleversement complet dans la ville de Rio de Janeiro, et provoquant la fin de l'hégémonie de la Polka. La fin de la guerre amena plusieurs mois de festivités et de bals. Elle provoqua également un accroissement de la population urbaine, et conséquemment des activités sociales. Cet accroissement de la population, à majorité composée de gens pauvres, fut le point de départ d'un mouvement musical et de danse dans Rio de Janeiro, créant La Maxixe, le Choro, et plus tard le Samba."

Les classes populaires rajoutèrent à la Polka, plus de sensualité, et y incorporèrent quelques pas de Negaças, de Lundum, et de Batuque. Comme on peut le voir, les choses se sont passées dans des contextes équivalents, et il est clair en ce qui concerne la Maxixe, qu'il s'agit bien d'une adaptation de la Polka, copiée des élites par les couches populaires, Polka à laquelle on a rajoutée des mimiques (aujourd'hui disparues) et quelques pas de danse des Noirs. L'auteur précise également qu'il fut rajouté, à la même époque, de nombreuses figures, tours et pas compliqués, à la Polka d'origine.

Sur l'image de gauche, tirée de l'ouvrage, " Samba de Gafieira "  de Marco Antonio Perna, on peut voir un parallèle intéressant entre, la Maxixe (prononcez Matchiche) au Brésil, le Tango Argentin, et la danse Apache à Paris. Ce parallèle se situant approximativement, entre 1906 et 1914. Voir le chapitre " le passage à Paris ".

Notons que la Maxixe fut la première danse en Abrazo très serré au Brésil, rajoutant un contact de tout le corps, à celui qui existait déjà dans la polka ou dans la valse.

Phénomène très intéressant souligné par les historiens : la danse précéda la musique !

En effet au début de la création de la Maxixe, les danseurs évoluaient sur de la Polka, et c'est sur cette musique qu'ils inventèrent de nouveaux pas et une nouvelle manière de danser. Ce n'est que plus tard, que la musique de la Polka fut modifiée par l'incorporation des accents du Lundum, d'origine Africaine, et que petit à petit la musique évolua vers une forme nouvelle et particulière associée à la danse. Ce phénomène, historiquement vérifié dans ce cas particulier, est très probablement celui, qui partout dans le monde où la population n'apprenait pas à danser en école (cas des couches populaires), a prévalu dans l'évolution et la création des danses. Les danseurs transposant leur pas qu'ils maîtrisent et les adaptent à une nouvelle musique qu'on leur propose, où à l'inverse, les musiciens adaptent leur manière de jouer, au style et évolutions des danseurs.

Il n'y a jamais rupture ni parallélisme absolu entre danses et musiques, anciennes et nouvelles, mais transformations, plus ou moins synchrones, phénomène récurant dans toute l'histoire de la danse de couple : une adaptation simultanée permanente, comme un aller-et-retour entre musiciens et danseurs

Deux autres cas peuvent être évoqués : celui d' Enrique Jorrin, dont on prétend que c'est en observant les difficultés des danseurs à exécuter le Mambo, et le fait que naturellement ils effectuaient un pas chassé pour s'adapter à la rythmique (on verra le parallélisme de forme entre la "baldosa doble" de la Milonga Traspie, et le carré du Cha cha cha), qu'il décida d'écrire des morceaux plus lents incorporant le rythme du pas chassé (adaptation de la musique à la danse) ; autre exemple, mais à l'inverse (adaptation de l'ancienne danse à la musique) : les danseurs Américains et compétiteurs Anglais de Fox-trot amenèrent leur pas (y compris en Argentine !) dans le Tango, le modifiant dans le cadre de la compétition pour arriver à certaines formes et figures du tango de Danse Sportive. Dans ces domaines, par manque de témoignages, les certitudes n'ont rien d'absolu.

Par contre et dans le même esprit de dissociation musique-danse, une chose est certaine historiquement : la danse du Tango allait être totalement modifiée lors de son passage à Paris, alors que musicalement, cet épisode n'eut quasiment pas d'influence sur le style et la composition.

Regardons une reconstitution d'une Maxixe de Salon

(probablement très différente de celle des bas-fonds de l'époque ! )

Avec tous nos remerciements à Ruth Evans et Charles Worsley, du Massachusetts, pour leur aimable autorisation à publier ce clip, et pour leur talent à faire revivre les différentes formes des danses de couple à travers l'histoire, les reconstituant à partir de quelques documents d'époque.

On remarquera les pas caractéristiques de la Polka : pas chassés latéraux et marche parallèle en talon-pointe, que l'on retrouve dans le Tango Américain et qui devait sans doute également exister au début du Tango en Argentine. Le travail sur talon, assez rare en danse se retrouve dans certaines figures de Milonga, mais sous une forme plus libre, et essentiellement chez le danseur, à l'inverse de la Valse Anglaise ou de la Valse Lente où il peut être utilisé dans un tour (le fameux "tour talon"). On peut voir aussi un petit saut que l'on retrouve parfois en Milonga et une amorce de Quebrada. On remarquera également la carrure en huit temps que l'on retrouve (entre autres) dans la Milonga et en huit temps forts dans le Tango. Enfin la position caractéristique de la femme dos au cavalier, s'intégra, vraisemblablement lors du passage à Paris au début du XXème siècle et subsiste encore aujourd'hui en valse et tango de scène.

On peut retenir de cette étude d'un phénomène quasiment identique à celui de la création de la Milonga, qu'il s'agit d'une danse de la haute société, principalement la Polka, imitée en la popularisant et en l'encanaillant, par les couches populaires d'une grande métropole (Rio de Janeiro dans un cas, Buenos Aires dans l'autre), incorporant quelques pas et attitudes de danse Africaine, et pratiquées dans les bas-fonds de la ville. Il est vraisemblable que l'apparition de la Milonga, juste un peu plus bas en latitude, ait suivi un cheminement parallèle.

La Maxixe, comme nous le verrons au chapitre " Passage à Paris " a été la grande concurrente du Tango Argentin auprès des Parisiens, et participa à sa transformation, diffusée et plus connue sous le nom de ... Tango Brésilien.

Il en est resté aujourd'hui principalement, le travail cavalière, dos au cavalier. Des techniques dans cette position sont souvent utilisées en Valse Argentine, et on remarquera le petit saut avec la technique " 4 Palanca ", toujours d'actualité.

Une expérience originale à Marseille

Exactement à la même époque qu'à Buenos Aires (1856), Marseille recevait en nombre une multitude d'immigrés Italiens, venant principalement du Piémont, mais aussi de Gênes et de Naples. Leur accueil fut encore plus difficile et hostile qu'en Argentine, et ils se regroupèrent dans un quartier appelé " Racati ". Confinés dans des espaces très restreints, souvent des appartements, ils inventèrent un style de danse particulier, appelé " Danse à petits pas " puis, du nom du quartier " Danse Racati ". Les pas des Polkas, Valses et Mazurkas furent lissés et rétrécis. Deux survivants de ce style actuellement en train de disparaitre, ont bien voulu, sans connaitre ce qui allait suivre, danser simplement chacune des trois danses typiques du style.  Précisons qu'ils n'ont jamais connu la Milonga. Sur les trois danses, la Polka a été retenue comme étant la plus caractéristique, illustrant la théorie qui va suivre.

Sur la première vidéo, vous verrez la Polka Racati dansée sur sa musique d'origine, la Polka ; sur la seconde vidéo, la musique a été changée au montage, à l'ordinateur, la Polka étant remplacée par une Milonga d'Alfredo de Angelis. Les petits glissements rythmiques sont dus à l'imprécision du montage, et non à la mauvaise qualité de la danse.

Précisons bien que les danseurs n'étaient absolument pas au courant de l'expérience et qu'à aucun moment ils n'ont entendu de Milonga, pas plus que ce n'étaient des danseurs de Tango Argentin ou de Milonga. Ils sont simplement venus présenter leur danse traditionnelle ancestrale et sur leur musique :

la Polka Racati

Merci mille fois à Gérard et Marie pour leur coopération, leur talent et gentillesse.

 

Les ressemblances sont à l'évidence extraordinaires, tant par le " Traspie " que par certaines figures (lancement du tour à gauche par exemple ou la corrida en déboîté). Si l'on considèrent que deux types de population, sans lien entre elles, et à la même époque, ont généré quasiment la même forme de danse, ceci tendrait à prouver que la danse ainsi créée n'est qu'une adaptation de la danse commune antérieure. Ainsi la Milonga ne serait bien qu'une simple adaptation de la Polka. Les différences entre les deux styles viendraient des influences supplémentaires reçues par la Milonga (musique Milonga Campañera et Cifra, rythmique par l'interprétations des mucisiens Noirs, et par les apports de la culture Cubaine), mais à l'évidence ces influences, en termes de danse précisons le bien, auraient été mineures. Ceci n'est qu'une théorie, mais après avoir montré la Polka " truquée " avec une musique de Milonga, à des danseurs et spécialistes de haut niveau de Buenos Aires, tous ont été abusés et ont identifié sans hésiter, une Milonga con Traspie en lieu et place de la Polka. Ils ont simplement noté la rigidité de la danseuse ( il manque justement l'influence des noirs).

On remarquera également que le croisé (de la Salida) n'est pas une spécificité de la Milonga ou du Tango, mais on en reparlera plus loin au sujet de l'influence, cette fois de la Valse. L'expérience a été corroborée avec un second couple.

Il faut tempérer l'aspect irréfutable de cette expérience, car si les Italiens sont bien arrivés au début du 19e siècle à Marseille, il semblerait que le quartier de la Gare Saint-Charles ait été investi à deux reprises par deux flux migratoires successifs, avant et après la fin de la première guerre mondiale, comme le mentionne Emile Témime, dans l'ouvrage de référence " Migrance " (Editions Jeanne Laffitte / 1991), et on ne connait pas précisément la période exacte de création du style Racati : avant ou juste après cette période de la guerre. Par contre on sait qu'il y a eu l'équivalent d'un conventillo à Marseille.

Cependant, si l'on considère, d'une part que le Tango n'avait pas encore atteint les couches les plus populaires, en particulier dans les campagnes et certaines zones peu peuplées, et plus précisément en Italie, on peut accepter l'hypothèse, fort plausible, que même si ces immigrés étaient arrivés vers 1920, ils n'avaient jamais entendu parler du Tango. Et même si celui-ci existait dans quelques endroits de la ville de Marseille, compte-tenu du fait que ces endroits leurs étaient totalement interdits, et que le réflexe de conservation du lien culturel, propre au populations immigrées, les incitaient, dans un premier temps, à se replier sur elles-mêmes et à se refermer sur leur culture, seul ciment social et souvenir de leur pays d'origine, et rejetant les autres, il n'avaient guère de chance de connaître le Tango. Se rajoutait de plus un rejet certain de ces populations par les habitants de la cité. Emile Témime insiste bien sur le fait que ces populations vivaient culturellement en totale autarcie.

Lieux de danse et mutations

Comme le fait remarquer Jorge Luis Borges (El tango, cuatro conferencias), les premiers instruments du tango, flute violon puis piano, n'étaient pas des instruments à proprement parler, populaires. L'instrument des population pauvres ou errantes, c'était la guitare. C'est pourquoi, un des points importants est la possibilité, attestée par Vincente Rossi et par d'autres, que la Milonga, même si principalement née dans les barrios de Montevideo, a été pratiquée dans les campagnes et villages du Rio de la Plata.

De la même façon, on peut penser qu'arrivée à Buenos Aires dans une classe moyenne de l'époque, elle se soit ralentie. Les influences également furent différentes suivant les lieux : influences incessantes en centre-ville et près des ports, influences plus lentes à s'opérer dans les campagnes. Enfin, une particularité de l'Uruguay, par rapport à l'Argentine : les relations et les transferts de populations noires entre Brésil et Uruguay perdurèrent longtemps. N'oublions pas que le Portugal avait annexé en 1821 le territoire de l'actuel Uruguay en l'intégrant dans le Brésil sous le nom de Província Cisplatina. Il resterait encore aujourd'hui des villages où l'on parle le portugais et non pas l'espagnol.

De ces influences et transferts de population, il est vraisemblable que la Milonga, exportée vers le Brésil soit l'origine première de la Samba de Gafiera, samba de couple pratiquée à Rio de Janeiro et dont la majorité des figures sont identiques à celles de la Milonga. Il est tout aussi probable que c'est cette Samba de Gafiera, mélangée à de la Maxixe, qui fut (mal !) codifiée par les anglais pour donner la Samba de Danse Sportive d'aujourd'hui, dans laquelle les brésiliens ont bien du mal à se reconnaitre... C'est tout aussi probable, sinon certain, que la Milonga, devenue Samba de Gafiera fut exportée vers l'Angola par les portugais, et apprise par les métis d'abord et autres africains ensuite pour donner ce que nous connaissons actuellement sous le nom de Semba dans le cadre de la Kizomba. Il est à noter que si on retrouve nombre de formes d'origine de la milonga, l'influence des noirs était beaucoup plus forte au Brésil, et la danse est sautée au lieu d'être glissée et beaucoup plus exubérante, surtout chez les jeunes.

Concernant la mutation de la milonga vers le tango, nous verrons qu'elle fut à la fois musicale et dans le style. Musicale dans la différentiation rythmique que l'on voit bien sur les partitions (rythme de habanera pour la partie basse et la partie haute pour la milonga, pour la partie basse seulement pour le tango), et au niveau des pas et du style, la façon de les exécuter, (déplacements pied et poids du corps en même temps pour la milonga, différenciés pour le tango, centre de gravité plus haut, et plus grande amplitude des mouvements). Enfin l'apport de la valse à gauche dans la création du croisé de la Salida allait finir de donner une touche finale spécifique au tango, la milonga restant fidèle au carré et à sa variante hexagonale, la Baldosa, du  nom des tomettes qui ornaient toutes les maisons riches de Buenos Aires, les lieux de danse ou les cafés comme le célèbre lo de Hansen (ces tomettes venaient toutes des fabriques de Marseille et d'Aubagne !)

Enfin concernant cette mutation de la Milonga vers le Tango il existe bien évidemment, quelques autres influences, dont un ralentissement de la musique et de la danse à la mode partout dans le monde à la même époque : la " bostonisation ". Ces diverses influences commencèrent par d'abord mélanger plus ou moins les deux genres sous forme de Milonga-Tango, puis à les différencier en deux genres bien séparés, voire, disent certains, à deux populations un peu différentes de danseurs de prédilection.

En Conclusion

On peut retenir plusieurs choses :

►   la milonga, en ce qui concerne la danse, est sans doute une adaptation de la polka et de la mazurka, avec des influences de la habanera, du folklore, et une façon particulière de laisser vivre son corps, propre à la manière de danser des populations noires.

►   son berceau de naissance fut principalement Montevideo, et les relations avec le Brésil influencèrent son expansion dans cette région, et ses mutations. Son développement à Buenos Aires la fera évoluer plus vite vers le tango.

►   Cortes et Quebradas, que l'on donne souvent comme les deux figures caractérisant le tango, existaient bien avant lui dans le Rio de la Plata, et avant même la naissance de la milonga. Ces deux techniques sont plutôt à considérer comme caractéristiques d'un style criollo de danser, et antérieur à la milonga et au tango, on les trouvait dans la mazurka, danse où se situerait la notion de Corte, pas qui encore aujourd'hui se pratique aux Antilles sous forme d'un pas pointé-stoppé toutes les séries de deux fois huit mesures.

►   le style de la milonga est très caractéristique d'une certaine exubérance, influence des noirs, alors que le tango proposera une danse plus posée et plus lente, sans doute sous l'influence de l'arrivée massive des grandes vagues d'immigration européennes.

Un vieux proverbe du Rio de la Plata dit :
"
la milonga es negra, el tango es blanco ". On pourrait y rajouter,
" la milonga est noire et plutôt uruguayenne, le tango est blanc et plutôt argentin ". On pourrait...

Quant à la différenciation des styles, un même danseur célèbre, El Cachafaz, l'illustre dans ces deux extraits que vous pouvez retrouver un peu plus complets dans la filmographie partie 1 ( Film tango! 1933 et Carnaval de antaño 1940) : milonga, genoux plus fléchis et corps cassé en deux ; tango, plus haut et plus droit, plus raide diront certains.

La suite de cette histoire, avec l'arrivée du tango

Extraits Bibliographiques :

  • - La Historia del Tango - Tomes 1 et 2 / ed Corregidor - Buenos Aires 1976
  • - Evaristo Carriego : Historia del Tango, Jorge Luis Borges / Emecé, Buenos Aires / 1955
  • - El Tango y sus circonstancias - Fernando O. Assunçào /  éd. El Ateneo - Buenos Aires 1984
  • - Cosas de Negros - Vincente Rossi / 1926 Cordoba / reéd Hachette 1958
  • - Los Amores de Giacumina - Ramon Romero / Buenos Aires 1886
  • - Nuestra America - Carlos Octavio Bunge / Buenos Aires 1906
  • - El Buenos Aires de Angel Villoldo - Enrique Horacio Puccia / Buenos Aires 1976
  • - El Libro del Tango - Horacio Ferrer / Antonia Tersol editor / Buenos Aires 1980
  • - El Tango - Horacio Salas / éd Planeta - Buenos Aires 1986
  • - Histoire de Buenos Aires - Carmen Bernand / éd Fayard - Paris 1997
  • - Tango - Michel Plisson / Cité de la Musique - Actes Sud - Février 2004
  • - Samba de Gafieira - Marco Antonio Perna / Rio de Janeiro 2008
  • - El Sexo Peligroso - Donna J.Guy / Ed Sudamericana / Buenos Aires 1994
  • - Migrance - Emile Temime - reéd Jeanne Laffitte 1991
  • - Histoire de l'Atlantique - Paul Butel /  éd. Perrin - Malesherbes 2006
  • - Carlos Gardel - Edmundo Eichelbaum / éd Denoël - Paris 1984
  • - Jorge Luis Borges - Cuatro conferencias / faites en 1965 / éditées chez Lumen en 2006
  • - Lucamba herencia africana en el tango - Gustavo Goldman / Montevideo 2008
  • - Nueva historia del tango - Hector Benedetti / Buenos Aires 2015

 

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