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L'enfant prédestiné

Au fond d’une argentine et sauvage sierra,

Dont le nom se termine évidemment en ra,

Une hutte s’élève, à l’aspect misérable,

Très manifestement construite en bois d’érable.

 

C’est le simple logis d’un courageux trappeur,

D’un de ces hommes forts, d’un de ces gars sans peur,

Qui peuvent approcher le plus terrible fauve

Sans que le sentiment qui fait que l’on se sauve

 

Effleure seulement leur grand cœur dédaigneux,

Certains qu’ils sont de les atteindre entre les yeux…

Un spectacle touchant se voit par la fenêtre :

Un enfant, un garçon, ce matin vient de naître,

 

Et la famille est là, qui tout nu l’allongea

Sur une peau de bête féroce – déjà !

C’est charmant. Le gros chien familier le renifle,

Et le rude chasseur, appuyé sur son rifle,

 

Pendant que lui sourit de son lit la maman,

L’apostrophe de haut patriarcalement :

- Que feras-tu plus tard, mon tout petit bonhomme ?...

A propos, est-ce bien Umberto qu’on le nomme ?

 

Oui ?... Parfais !... Donc, plus tard, mon petit Umberto,

Qu’est-ce que tu feras ? Le jeune louveteau

Quand il aura grandi ne voudra pas, j’espère,

Suivre le dur métier de son vieux loup de père ?

 

Métier bien difficile à présent que l’on peint

Pour lui donner du prix la fourrure au lapin

A présent que la marte et que la zibeline,

Le renard argenté, le castor et l’hermine,

 

Bref, tous les poils de prix, par de louches fripiers

Sont chassés à présent dans de simples clapiers !

C’est fini notre noble et superbe carrière !

Un chemin de fer va traverser la clairière,

 

Et de la station prochaine le hangar

S’élève, exactement sur mon piège à jaguar !

Petit, que feras-tu ? Ton avenir est sombre…

Tu t’en iras grossir apparemment le nombre

 

Des traîneurs de misère et des médiocrités

Grouillant dans les bas-fonds de nos vastes cités ! »

Ainsi dit le trappeur… Or tandis qu’il écope

De ce désobligeant et fâcheux horoscope

 

Etendu sur le dos le petit argentin,

Comme s’il se moquait de son malheur lointain,

Avec ses deux petons de gambilleur primaire

Esquisse dans le vide une danse sommaire,

 

Car dans l’éther subtil, visible de lui seul,

Et non pour la famille et le vieil épagneul,

La douce Terpsychore au front paré d’iris

Lui sourit et lui dit : « Tu Marcellus eris !...

 

Va ! ne t’alarme pas de ces prédictions vaines,

Tout l’amour de mon art je l’ai mis dans tes veines,

Et généreusement je t’accorde les dons

Qu’exigent tous les pas et tous les rigodons,

 

Et sur ton front, marqué pour la gloire, je plante

L’étoile des danseurs : une étoile filante ! »

Voilà qu’il a quinze ans… Le petit Umberto

S’embarque pour l’Europe à bord d’un gros bateau…

 

Mince, alerte et nerveux, le bronzé petit homme,

Seulement possesseur d’une modeste somme,

Part sans même savoir là-bas ce qu’il fera,

Laissant les siens en pleurs dans la sombre sierra !

 

Une mystérieuse et bizarre attirance

Entre tous les pays lui fit choisir la France,

Et bientôt à Paris, sans but déterminé,

Tombe tout ahuri l’enfant prédestiné !

 

Le temps passe… dans la pauvre hutte argentine

La mère tristement brosse une palatine ;

Le père, qui n’a rapporté qu’un écureuil,

Astique son fusil en songeant, sur le seuil,

 

Et le vieux chien, longtemps privé de fricassée,

Semble se conformer à leur triste pensée…

Que devient leur fiston, le petit déserteur ?

Hélas ! Qu’il donne peu de travail au facteur !

 

En trois ans, seulement une carte postale ;

Un vague monument pris dans la capitale,

Souligné de ces mots : « Bons baisers ; je vais bien. »

Et depuis dix-huit mois plus un signe plus rien !...

 

Que peut-il faire ? Est-il quelque part interprète,

Ou bien fait-il la chasse au bout de cigarette ?

Est-il modèle ? Artiste ? Est-il gratte papier ?

Professeur d’espagnol ? Photographe ? Croupier ?

 

Qui sait ?... La mère ayant brossé la palatine

La couche en soupirant sur de la naphtaline,

Et le vieux père accroche à son clou de fusil

En murmurant : « Pour nous il est défunt quasi ! »

 

A ce moment, soudain, du fond de la clairière

Arrive une harmonie !… Une trompe guerrière

Répète obstinément là-bas, dans le lointain,

Quatre notes – pas plus – d’un vieil air Argentin !

 

La famille bondit sur le pas de la porte…

La fanfare grandit… Elle est déjà plus forte…

Elle éclate ! Et voilà que surgit de l’auto

Qui s’arrête, et d’où sort… devinez ! Umberto !

 

Et puis, quel Umberto !... La famille en défaille !

Un pantalon bleu-gris, une jaquette à taille,

Une cravate unique, aux reflets bleus et verts,

Un énorme œillet pourpre au satin du revers,

 

Des souliers en chamois guêtrés d’étoffe claire !

Un gilet dont on n’a fait qu’un seul exemplaire,

Et, brochant sur le tout, violent, aveuglants,

Neigeux, immaculés, merveilleux : des gants blancs !

 

« Madre ! Hijo mio ! » L’impeccable jaquette

Aux oripeaux se mêle, à la bonne franquette,

C’est toi, cet Hidalgo ? C’est moi-même, papa !

- Comment ça s’est-il fait ? Raconte Caramba ! »

 

- Alors au milieu de la famille oppressée            L’élégant Umberto raconte son odyssée…

 

Je fus d’abord un peu tzigane,

Pendant des nuits, des jours entiers,

Raclant du Valverde ou du Ganne

Chez de somptueux gargotiers.

 

Dans des palaces à la mode

Je fus petit chasseur d’hôtel ;

Je fus derrière une commode,

Barman apprêteur de cocktail.

 

Je fus, sur les grands chars-bolides,

Pour les touristes étrangers

L’explicateur des Invalides

Aux commentaires abrégés…

 

Je fis d’autres métiers encore

Pour des salaires minima,

Quand une mode à son aurore

M’offrit mon chemin de Damas !

 

Une danse un peu chaloupée

Que le peuple danse chez nous

Sur une lente mélopée

En entrecroisant ses genoux,

 

Dans Paris, un jour – importée

On ne sait par qui, ni comment

– Malgré son allure effrontée

S’installe triomphalement !

 

Cette danse pas plus jolie

En avançant qu’à reculons,

Devint la fureur, la folie,

Des bals publics et des salons !

 

« De cette époque cabotine

Flattons, dis-je, le vertigo ;

J’ai la bonne marque argentine,

Soyons professeur de tango ! »

 

Et grâce à cette étrange manie

Je me suis fait un revenu

Auquel avec même du génie

Je ne serais pas parvenu

 

Dans tout Paris on se m’arrache !

De la vierge à la virago

Chacune de moi s’amourache :

Je suis professeur de tango !

 

Les grands seigneurs les plus illustres

Font de moi leur alter ego…

Je triomphe sous tous les lustres !

Je suis professeur de tango !

 

Longtemps d’avance il faut s’inscrire !

Les réceptions font fiasco

Quand on ne peut pas m’y produire !

Je suis professeur de tango !

 

Il suffit de la simple phrase :

« Venez !... Nous aurons Umberto ! »

Pour qu’on s’y presse et qu’on s’écrase !

Je suis professeur de tango !

 

Ce n’est pas tout ! Je vous annonce

Mon richissime conjugo,

Qui sera béni par le Nonce !

Je suis professeur de tango !

 

Ce n’est pas tout ! Oyez encore !

Il est question tout de go

Qu’au jour de l’an on me décore :

Je suis professeur de tango ! »

 

Ainsi dit Umberto, qui venait à la noce

Inviter son père, sa mère – et le molosse !

Et l’on vit un spectacle étrange, après diner :

On vit marcher, fléchir, repartir et tourner,

Le couple des deux vieux piétinant en cadence,

Dirigés par leur fils, le professeur de danse,

Car pour lui faire honneur à la noce, illico

Tous les deux gravement, apprenaient le tango !

Miguel Zamacoïs

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