Le Tango des Années Folles - Page 2

1. Les Années Folles : période allant de 1920 à 1929  (Page 1)

2. Montmartre se remet à vivre et à danser au lendemain de la guerre  (Page 1)

3. Les Champs-Elysées et autres quartiers

=► Le Claridge        =► Le Lido

=► Mimi Pinson      =► L'Embassy

=► L'Empire - La Salle Wagram

=► Magic City        =► Luna Park

=► L'Olympia         =► Divers autres lieux

4. Montparnasse nouveau cœur de la capitale

=► L'arrivée des américains

=► La Coupole à Montparnasse

=► Le Bal Bullier et la Closerie des Lilas

5. Evolution dans la danse et la pratique du tango / Conclusion / Bibliographie

3 - La nuit parisienne se recentre

Montmartre souffre un peu de ce qui a fait son charme : le quartier est excentré et réputé dangereux. Certes les Apaches ne sont plus là, mais ils ont été remplacés par une autre faune peu recommandable et sûrement toute aussi inquiétante. D'autres quartiers, comme l'Opéra ou les Champs-Elysées, vont proposer de ce fait des plaisirs équivalents, et souvent dans des lieux de prestige, dès le début des Années Folles. Un homme, Léon Volterra, développa particulièrement les activités nocturnes et artistiques dans le secteur des Champs-Elysées, mais pas seulement : il dirigea le Casino de Paris, les Folies Bergère, l'Eden (théâtre Le Palace), le Théâtre de Paris dans lequel fut créé plus tard, le Marius de Marcel Pagnol le 9 mars 1929, tous quatre établissements vers Montmartre, puis le Théâtre Marigny, le Lido, l'Olympia, proches ou sur, les Champs-Elysées. Il participa à la réussite de nombreuses vedettes, notamment Gaby Deslys, Mistinguett, Maurice Chevalier, ou encore Raimu. Il dirigea aussi, entre les deux guerres, un grand parc d'attractions parisien, le Luna Park de la porte Maillot. Son frère avait créé le Restaurant Volterra, qui deviendra l'Embassy.

De nombreux artistes et intellectuels, Cocteau, Colette, Jacques Prévert, Louis Jouvet, Raimu, Jean Renoir, Marcel Carné, René Clair entre autres, ainsi qu'une multitude d'américains, la "génération perdue", cherchent des lieux plus tranquilles que Montmartre pour se réunir : Montparnasse va leur tendre les bras. Déjà "La Ruche" avec Chagall, Picasso, Modigliani, Tsugouharu Foujita et ce que l'on appela en peinture "L'Ecole de Paris" faisait parler de Montparnasse comme le centre culturel de Paris, et cela avait commencé juste avant la guerre.

Autre phénomène, le jazz avait envahi la ville. James Reese Europe donne son premier concert le 12 février 1918, à Nantes. Cette forme de musique importée par les Américains correspond mieux à cette époque euphorique, et ceux-ci se sentent plus à l'aise dans le centre de Paris, pour les plus riches, et à Montparnasse pour les écrivains et artistes.

... et pour le tango la concurrence est rude

Les danses d'avant-guerre, Mazurca, Polca, Valse et même Les Lanciers, sont toujours très pratiquées. Le musette  fait la loi dans les bals et cafés populaires. Et autre phénomène "coloré" comme on disait à l'époque, la Biguine a fait son apparition et concurrence (un peu) le jazz. Quand Montparnasse va devenir le centre effervescent de la capitale, seuls deux établissements principaux vont laisser sa place au tango : La Coupole, très select, et le Bal Bullier, plus populaire.

=►  Le Claridge

hôtel claridge

L'hôtel Claridge est un des fleurons des établissements parisiens, peut-être le plus célèbre dans le monde. Construit en 1914, et situé au 74 avenue des Champs-Elysées, il ne reçoit son premier client qu'en 1919, au lendemain de la guerre, pendant laquelle il fut réquisitionné par l'armée et la Croix-Rouge. Il ferma pour une longue période en 1929, à la fin des Années Folles en raison de la grande crise économique.

Il possédait de très grandes salles, à la décoration somptueuse, assurant restauration, grands bals occasionnels, et thés dansant réguliers.  Le journal Le Gaulois en disait alors : " Tout y est précieux et magnifique ". Nombre de chambres avaient vue directement sur la Tour Eiffel.

Parmi sa clientèle, si on pouvait compter des lords anglais et des princes hindous et arabes, on y voyait aussi de riches argentins qui reprenaient le chemin de Paris. Et devant son entrée on pouvait voir défiler les voitures les plus somptueuses de l'époque, les Hotschkiss, Rolls Royce, Delage ou Delahaye.

Parmi de nombreux visiteurs illustres, on peut citer Colette qui y habita de 1931 à 1936, accompagnée de son fidèle compagnon et étendard de la cause animale qu'elle défend, Toby-chien, un petit bouledogue français.

Mais on peut également citer un grand amateur de tango, Charlie Chaplin, qui y séjourna en 1921, échappant aux journalistes la nuit, et partant aux Folies Bergère avec son ami, Maurice Chevalier, pour aller finir la nuit, quasi incognito, dans les bars de Montmartre... (ci-contre à droite).

L'hôtel possédait 215 chambres à l'époque réparties sur six étages ; il en aurait 114 aujourd'hui. Fermé fin 1976, il a rouvert depuis sous forme de résidence hôtelière haut de gamme.

Ci-dessous, la salle à manger, servant aussi de salle de bal (photo Séeberger frères)

salle hôtel claridge 

Outre les thés dansant et soirées régulières à usage des clients, le Claridge recevait régulièrement de grandes soirées à thème ou des bals organisés par des associations ou de grandes écoles.

hôtel claridge 1932 hôtel claridge hôtel claridge bal

Comme de partout, le tango y était roi, en compagnie du jazz nouvellement à la mode. Genaro Esposito y joua souvent, de même que le frère de Manuel Pizarro qui finalement en assura la gestion, et Pizarro s'y produisit lui-même lors de sa présence à Paris. Ils jouaient également, un peu plus loin au numéro 72, au théâtre Les Ambassadeurs (voir plus bas l'article du journal La Nación) et peut-être également au café-dansant du même nom, à peine un kilomètre plus loin en continuant les Champs Elysées, au 1, avenue Gabriel. Francisco Canaro joua dans un de ces lieux lors d'un passage à Paris, en septembre 1936, mentionnant clairement le complexe du Claridge...

=►  Le Lido

Connu d'abord sous le nom de " La plage de Paris ", lieu de baignade en piscine pour clientèle fortunée créé en 1929, il est situé initialement au 78, avenue des Champs-Elysées (aujourd'hui au 116 bis). Il prend le nom de Lido, en référence à la célèbre plage de Venise, et sa décoration s'en inspire. A la fin des Années Folles, en 1932, Margaret Kelly, danseuse franco-irlandaise qui avait débuté aux Folies Bergère, y fonda la troupe des Bluebell Girls, bluebell en référence à la couleur de ses yeux. En 1936, Léon Volterra comble la piscine et en fait une immense salle de danse.

La première évocation du lieu au cinéma, date de 1939, dans le film d'Abel Gance, " Paradis perdu ", avec Micheline Presle et Elvire Popesco, film évoquant la Belle Epoque.

Enfin, c'est en 1946 que Le Lido déménagea un peu plus haut sur les Champs-Elysées, passant de lieu de danse et de divertissements divers, à cabaret pour grands spectacles.

piscine le lidosoirée dansante au lido

Ci-dessus, à gauche, images tirées du programme de 1928, collection D. Lescarret

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Si l'article ci-dessous de gauche fait mention d'un orchestre dirigé par Mordrez Belfranco, au répertoire plus polyvalent que réellement tango, l'article de droite mentionne l'orchestre de Genaro Espósito avec la chanteuse argentine (en fait péruvienne...) Alina de Silva. Celle-ci, s'étant fixée sur Paris enregistra par la suite des tangos en français.



Tango Araca corazón d'
Enrique Delfino, chanté pour la première fois en 1927 par Libertad Lamarque. Ici, cet enregistrement avec Manuel Pizarro daterait de 1929. Alina de Silva, s'étant fixée sur Paris enregistra par la suite ses tangos en français.

visiteurs le lido tango genaro le lido

Ci-dessus, à droite, collection D. Lescarret

=►  Mimi Pinson

C'est Alfred de Musset qui invente ce personnage, en 1845. En 1902, Gustave Charpentier, reprend ce nom et fonde le Conservatoire populaire de Mimi Pinson, ayant vocation d'enseigner musique, chant et danse, gratuitement, aux grisettes parisiennes. Certes Mimi Pinson n'a pas réellement existé, mais elle était représentative de la fameuse " grisette " parisienne, source  de légendes dans l'imaginaire argentin et d'un tango célèbre, portant ce même nom de Mimi Pinson.

tango mimi pinsonEcrit en 1947 par Aquiles Roggero pour la musique, et José Rótulo pour les paroles, on en trouve la principale partition à l'effigie d'Anibal Troïlo

Différentes versions et enregistrements effectués ensuite : Osmar Maderna (1951) ; Mariano Mores (1957) ; Orquesta Tipica Portena avec Roberto Goyeneche (1968) ; Juan d'Arienzo (1973) ; Sexteto Canyengue (1993) ; Anibal Aris (1996)...

Dans le tango Ensueños, Enrique Cadίcamo évoque ce personnage :

"El panorama de París nos hizo suspirar, su niebla puso mas “splin” en nuestro deambular...

Mimí Pinsón, Marcelo y Schaunard surgieron al andar en nuestra ensoñación..."

Des chanteurs dans de tout autres styles, comme chez nous Brassens ou Maxime le Forestier, l'ont également évoquée dans leurs chansons ; un film de Robert Darène reprend le personnage de Mimi Pinson, et son histoire imaginée par Alfred de Musset.

 

mimi pinson champs elysées    mimi pinson dancing

=►  L'Embassy ou Volterra

On retrouve le nom de Volterra, personnage à l'origine de cet établissement, et nous sommes toujours sur les Champs-Elysées, au numéro 136 cette fois. Le problème de la chaleur, problème récurrent, a été pris en compte particulièrement : le plafond est mobile et permet l'aération naturelle l'été ! En cette période de l'année, l'argument était de taille, et les Folies Bergère s'en étaient également équipé. L'orchestre Bianco-Bachicha en fit les beaux jours.

tango restgaurant embassy volterra 

Le nom de Volterra fut changé pour devenir "Embassy", la riche clientèle ango-saxonne étant particulièrement visée. Manuel Pizzaro et son frère, ainsi que Bianco et Bachicha s'y succédèrent.

thés-dansants embassy volterra embassy volterra bianco bachicha

A noter qu'Elie Volterra était également propriétaire d'El Garron, devenu le "Temple du tango", et les musiciens pouvaient passer ainsi d'un établissement à l'autre, et d'un quartier à l'autre, touchant tous les types de clientèle.

=►  Théâtre de l'Empire - Salle Wagram

C'est un grand complexe composé du Théâtre de l'Empire et de deux salles attenantes, la salle Montenotte et la salle Wagram située au-dessus. Dans cette dernière de nombreux bals furent donnés, et parmi les plus célèbres on peut citer les Bals des 4'Z'Arts. Pizarro y joua pour les danseurs et Carlos Gardel chanta dans le théâtre pour une soirée de gala, en 1928.

  

L'acoustique de ce lieu, étant excellente, de nombreux musiciens y jouèrent ou y enregistrèrent leurs œuvres, dans tous les styles, de Léonard Bernstein à Duke Ellington, en passant par La Calas ou Django Reinhardt et beaucoup d'autres.

  

De nombreux films y furent également tournés parmi lesquels L'Amant, Un homme et une femme, Talons aiguilles et Toulouse Lautrec... ainsi qu'une scène du film sulfureux de Bernado Bertolucci, " Le dernier tango à Paris ", avec Maria Schneider et Marlon Brando comme vedettes.

La salle Wagram est toujours aussi somptueuse et en activité comme lieu événementiel.

=►  Magic City

L'heure de gloire de Magic City est un peu passée avec la guerre. D'ailleurs en 1926, le parc est détruit pour être remplacé par des immeubles. Seule subsiste l'immense salle de danse, où se déroule des exposition sportives, des championnats d'escrime, des meetings politiques, des projections de films et des bals dont nombre d'entre-eux sont des bals travestis, qui ont souvent une odeur de scandale, l'homosexualité y étant clairement affichée.

magic cityEt cela commence dès 1920. Ci-contre à gauche, une annonce du journal le Petit Parisien du 11 mars 1920 : " Les travestis seront la majorité ".

Du tango ? Sans aucun doute, toutes les danses collées, tango, fox-trot, shimmy y étaient particulièrement privilégiées.

En 1930, un certain Charles-Etienne, pseudonyme d'un personnage parisien sulfureux, publie un roman, " Le bal des folles ", inspiré par les bals réunissant des foules d'homosexuels à Magic City. En 1935, une réaction à ces soirées : l'interdiction préfectorale pour les hommes de danser entre eux, et une forte pression à l'assemblée de l'extrême-droite, incitèrent la direction à publier dans leurs annonces, des consignes de retenues plus sévères à usage de la clientèle.

A gauche ci-dessous, photographie de Brassaï 1931- à droite Paris Soir 25 mai 1935

magic city  magic city

Ces bals particuliers avaient lieu deux fois par an. D'autres y étaient organisés occasionnellement, mais la "tangomania" d'avant guère n'existait plus, une mode était en train de passer, d'autres lieux avaient pris la relève.

Finalement ce qui restait de Magic City fut détruit en 1942, et remplacé par les Allemands par un studio de télévision qui deviendra plus tard celui de l'ORTF, plus connu ensuite sous le nom de "Studios Cognacq-Jay".

=►  Luna Park

 

Collection D. Lescarret

  

Collection D. Lescarret

Luna Park, comme Magic City a beaucoup souffert du manque de fréquentation durant la guerre. A partir de 1920, si le lieu reste un parc de divertissement, la danse y a nettement moins d'importance. Certes de grands bals, dont ceux de l'Internat y sont parfois donnés, mais le public est parti ailleurs. Subsiste de façon régulière la piste de danse en extérieur, mais surtout fréquentée durant les beaux jours.

La grande dépression des années 30, finit de tarir l'afflux de clientèle. La salle subsista quelques années, comme lieu de réunions politiques (Léon Blum) ou autres. Le parc, puis la salle fermèrent au début des années 30, les allemands en firent un lieu de "fraternisation", pendant la guerre de 40, et l'ensemble fut détruit en 1942 ou en 1948 selon les sources...

=►  L'Olympia

L'Olympia, comme les autres salles de Paris, avait beaucoup périclité elle aussi, pendant la guerre et avait été obligée de fermer.

A sa réouverture en 1918, commence une lente mutation, insérant dans les spectacles de plus en plus de chansons.

Puis, en 1929, l'Olympia devient une salle de cinéma. Après un lent déclin, c'est en 1954 que Bruno Coquatrix relance la salle avec succès, dans le domaine de la chanson.

Mais il y avait aussi durant les années folles, un restaurant, une immense salle en sous-sol pour y danser, parfois avec un orchestre entièrement féminin, et une salle de billard (classée monument historique en 1991).

 

Collection D. Lescarret

L'Olympia fut entièrement reconstruit, quasiment à l'identique et en préservant son cachet, en 1997. Une école de danse et un studio de répétition sont maintenant installés dans le sous-sol.

A noter : la tradition des grands bals parisiens y ressurgit, dans un autre style bien sûr, bien plus tard, en 2012.

=►  Divers autres lieux

Bien sur le "temple ", El Garron, continue et va rester encore très longtemps, le lieu incontournable du tango à Paris. Et le tango existait dans divers autres lieux, parfois dansants, parfois sous forme de simples concerts, ou de grands bals occasionnels comme cela arriva à l'Hippodrome, même si ce n'était pas la vocation première de l'endroit.

Ainsi Pizarro fit un passage remarqué, jusqu'en Argentine (article ci-dessous journal La Nación, Buenos Aires) au restaurant-théâtre Les Ambassadeurs, mitoyen du Claridge, et devenu depuis l'Espace Cardin. Certains historiens parlent plutôt du café dansant situé 1, avenue Gabriel, ou peut-être aurait-il joué dans les deux établissements du même nom.

pizarro les ambassadeurs

4 - Montparnasse, nouveau cœur vivant de la capitale

Avant même les dancing et la vie nocturne, Montparnasse c'est d'abord une nouvelle population, dont de nombreux américains, mais ils ne sont pas les seuls, intellectuels et artistes, et leurs lieux de réunion : les cafés.

terrasse café montparnasse années folles

"... Que serait Montparnasse sans les cafés ? Sous leurs dômes, sous leur rotondes, ou sous leurs coupoles viennent se rencontrer les types les plus divers et souvent les plus bizarres que l'humanité ait jamais produits ; tous les pays, du Groenland au Japon, y envoient des représentants ; toutes les tailles, tous les pigments, tous les langages y expédient des échantillons ; c'est la bohème de l'Univers. Bohème artiste : n'entrez pas ici si vous n'êtes pas artiste ou du moins si vous n'en n'avez pas l'air. Le bourgeois qui est venu contempler "les fauves", voyant tant de larges fronts, tant d'opulentes chevelures, tant de regards inspirés, se sent intimidé par l'omniprésence du génie.

Cette foule a un caractère tout à elle ; "une affreuse beauté" aurait dit Baudelaire qui se serait senti parfaitement à son aise en de tels lieux..."

Cet article de trois pages qui décrit les cafés de Montparnasse, résume assez bien la faune qui s'y est installée et la vie nocturne qui s'y déroule. Il explicite le fait que chronologiquement les artistes ont précédé les cafés et dancing :

"... Plus notre vie se fait mécanique, plus nous sommes asservis à la matière que nous avons dominée pour en tirer utilité et confort et plus nous avons eu besoin d'un coin réservé à la bohème ; celle-ci s'est condensée, resserrée. Chassée de Montmartre, elle a émigré vers un espace où soufflait déjà un air de liberté..."

Journal L'illustration du 26 Mars 1932 - Collection personnelle D. Lescarret

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On le voit l'époque a changé, et à Montparnasse la vie nocturne s'intellectualise. Trois tangos seulement, et écrit tardivement, évoquent le quartier : Corrientes y Esmeralda 1933 ; Música: Francisco Pracánico ; Letra: Caledonio Flores / Volvió a llover 1947 ; Música: Osmar Maderna ; Letra: Cátulo Castillo / et la milonga Ahora te llaman Lulú 1969 ; Música: Mariano Mores ; Letra: Rodolfo Taboada ; Canta Hugo Del Carril et Tita Merello ; Orquesta Mariano Mores.

=►  L'arrivée des américains

Deux phénomènes parallèles liés à l'arrivée des américains après-guerre, font influer sur la vie parisienne, la musique et la danse : les soldats et les intellectuels de la " génération perdue ". C'est plus de deux cent-cinquante artistes, écrivains, poètes, directeurs de revues, imprimeurs, anglo-saxons, qui en 1924, vivent dans "The Quarter", comme on appelle Montparnasse à l'époque. Jeunes et majoritairement américains, ils fuient leur patrie pudibonde et fermée aux courants de pensée nouveaux.

Une femme a initié le mouvement : Gertrude Stein, dès 1906. Grande collectionneuse d'art (elle avait présenté Picasso à Matisse), elle reçoit dans son appartement ses jeunes compatriotes.

Autre figure féminine de cet engouement pour Montparnasse : Adrienne Monnier. En 1915, elle ouvre sa librairie, "La Maison des amis des livres" qui devient le rendez-vous littéraire des anglo-saxons de Paris. Mais elle y accueille tout le monde, Paul Fort, Paul Valéry, Gisèle Freund, Pascal Pia, Jules Romains, Djuna Barnes, James Joyce, Gertrude Stein, Louis Aragon, Ezra Pound, Marianne Moore, Charles Vildrac, Georges Duhamel, Ernest Hemingway, Jacques Lacan, Francis Scott Fitzgerald, Léon-Paul Fargue, André Gide, Walter Benjamin, Nathalie Sarraute, Valery Larbaud, André Breton, Simone de Beauvoir, Jacques Prévert, Jacques Benoist-Mechin, Maurice Saillet et des musiciens, dont Francis Poulenc et Erik Satie. kiki de montparnasse

Sa compagne, Sylvia Beach ouvre de son côté la célèbre librairie "Shakespeare et Compagnie". C'est elle qui accueillit Ernest Hemingway à son arrivée à Paris.

Et bien sûr, toute cette population se retrouvait dans les cafés du quartier qui allaient devenir célèbres : Le Dôme,  La Coupole, Le Jockey et les terrasses fleuries de la Closerie des lilas.

Outre les écrivains et musiciens, les peintres aussi avaient déserté Montmartre. Un modèle qui posait à ses débuts notamment pour Modigliani, Tsugouharu Foujita allait devenir le modèle préféré de Man Ray et l'égérie du quartier, sous le nom de Kiki de Montparnasse (ci-contre, à droite, dans le tableau célèbre "Kiki dans le violon d'Ingres")

Mais toute cette population n'aimait guère le tango, Hemingway le premier, d'où le peu d'établissements dansants, le pratiquant dans le quartier.

=►  La Coupole

C'est en 1927, vers la fin des Années Folles et juste deux ans avant le Krack financier de 1929, que le bar le plus mythique de Montparnasse est créé, en partie pour concurrencer le café littéraire Le Dôme. Mais ce n'est pas seulement un bar : à la différence de ses concurrents auprès de la clientèle "branchée" de l'époque, il dispose, en sous-sol, d'une vaste salle de danse. Dans tout l'établissement, restaurant comme dancing, la décoration, style Art Déco, est somptueuse.

publicité la coupole paris restaurant la coupole paris

Publicité et carte postale : collection D. Lescarrett

Sur la publicité, au-dessus à gauche, il est précisé qu'il y a, comme partout à l'époque, deux orchestres : l'un de jazz, l'autre de tango. Bachicha surtout, El Tano Genaro (sur la photo en 1932) et Raphael Canaro, y connurent leurs heures de gloire.

el tano genaro la coupole paris

La particularité du dancing, est que le plafond en est totalement recouvert de miroirs. Les danseurs peuvent se voir évoluer dedans, et très vite on le surnomme le " Dancing à l'envers ". Il n'est pas impossible que ce lieu emblématique et mondialement célèbre, n'ait pas inspiré une des scène du film  Upside down de 2013, avec Pablo Veron...

reveillon la coupole paris  bal la coupole paris

Ci-dessus à gauche, article du journal Excelsior, du 4 Janvier 1929, évoquant le réveillon. Précisons que pour cette soirée, il n'y avait pas moins de trois orchestres : symphonique, jazz et tango ; à droite le dancing en 1950, on y voit très bien les miroirs, toujours présents au plafond.

De tout temps les célébrités fréquentèrent ce lieu. Dans les Années Folles, on y voyait Cendrars, Maurice Sachs, Aragon,  Jean Cocteau (qui participe à la soirée d'inauguration), le peintre Foujita (l'ami de Kiki de Montparnasse), Kisling, Giacometti, Zadkine, Joséphine Baker, Man Ray, Georges Braque ou Brassaï. Louis Aragon et Elsa Triolet s'y rencontrent en 1928. Dans les années 1930, c'est Picasso, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Sonia Delaunay, André Malraux, Jacques Prévert, Marc Chagall, Édith Piaf qui font les beaux jours de l'établissement.

 restaurant la coupole paris  la coupole paris

Centre de l'enquête  du Commissaire Maigret dans le roman "La tête d'un homme" publié en 1931, lieu de tournage de plusieurs scènes de films, dont "La Boum" 1 et 2, La Coupole est encore aujourd'hui un des lieux de prestige de Paris, et le dancing au sous-sol à repris son  activité avec des soirées à thème, la Salsa ayant pris la suite du Tango et du Jazz.

=►  Le Bal Bullier - La Closerie des Lilas

Véritable institution dans le domaine de la danse populaire en France, le Bal Bullier est réquisitionné pendant la guerre de 14-18 pour servir de fabrique pour les uniformes de l'armée.

Mais sous l'influence du mouvement "Dada" et des "Surréalistes", de bal populaire, assez mal fréquenté avant-guerre, le Bal Bullier redevient brusquement à la mode, avant de décliner lentement pour fermer définitivement en 1940.

   

Cartes postales : collection D. Lescarrett

Comme avant-guerre où il était principalement le lieu de rencontre des étudiants, ceux-ci gardèrent l'habitude d'y venir lors de grandes fêtes, comme leur bal annuel. Source de scandale, c'est là-aussi que se tenait le "Bal de la Horde", organisé chaque année par les artistes, sculpteurs et peintres de Montparnasse au profit de leur caisse de bienfaisance.

Ci-dessous, affiches du Bal de l'Internat, et photo prise par Brassaï en 1927 ou 1931 selon les sources.

Voisin et presque en face (un jardin commun un siècle plus tôt), la Closerie des Lilas était une sorte de "brasserie-guinguette" où les danseurs se réfugiaient l'été quand il faisait chaud. Les deux établissement avaient longtemps été quasiment confondus (voire carte postale ci-dessous à gauche), les danseurs passant de l'un à l'autre.

    

5 - Evolution dans la danse et la pratique du tango / Conclusion

Contrairement à ce que l'on peut croire concernant la "folie" du tango avant et après guerre, le tango n'était en fait qu'assez marginal, s'adressant à quelques sociotypes bien précis, dans des lieux particuliers, concurrencé d'abord par les danses traditionnelles déjà établies, puis par le musette et enfin par le jazz, lié à l'américanisme du début des Années folles.

L'analyse des carnets de bal du lendemain de la guerre, alors qu'on avait parlé de "tangomania" généralisée juste avant, est des plus intéressantes. On y observe que lors d'un bal des Arts et Métiers, par exemple, pourtant fréquenté par le "Tout Paris", le tango, en 1920, est totalement absent du programme de la soirée..

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Collection D. Lescarret

Et lors du grand bal annuel de 1921, ne figurent dans l'ensemble du programme, que seulement deux tangos.

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Collection D. Lescarret

 

Phénomène peut-être encore plus marquée en province : sur ce superbe carnet de bal, imprimé en 1931 à Clermont-Ferrand, on ne trouve que cinq tangos, sur un ensemble de quarante-deux morceaux.

La même chose se constate dans toute la France : le tango, en dehors d'une minuscule population parisienne, reste marginal, en regard des danses traditionnelles, musettes ou nouvelles apportées par le jazz.

Cliquez sur les images pour les agrandir / Collection D. Lescarret

D'autres illustrations de carnets de bal de l'époque sont disponibles et à la disposition des historiens.

Evolution dans la danse

Autre fait notoire et observable quelques soient les époques et les danses : il n'y a pas de transition aussi brutale qu'on le croit dans la façon de pratiquer, entre les danses déjà établies et les nouvelles. Les danseurs conservent leur anciens pas et les transfèrent aux nouvelles danses, modifiant de ce fait, celles-ci. L'influence du fox-trot sur la façon de danser le tango en est caractéristique durant les Années Folles et celles qui ont suivi, comme le one-step et le two-step l'ont fait à la Belle Epoque.

Observons cet extrait vidéo. Les pas du fox-trot et du tango de l'époque, s'y mélangent sans problème. On y voit même une sorte de "toupie " caractéristique de la valse musette. La musique " Suavemante ", fox-trot du créateur de tango argentin Enrique Rodriguez, a été ajoutée, en illustration sonore de ce film muet :

Ou cet extrait du film " Prix de beauté " de 1930, avec Louise Brooks, et où, au bout d'une minute, on annonce un tango, mais où on voit en majorité les danseurs continuer avec les pas du fox-trot et son rythme caractéristique lent-vite-vite-lent, les mélangeant avec des pas de suspension de valse lente et d'autres du tango, comme la position promenade :

         

Enfin si parfois la musique précède la danse, c'est parfois l'inverse, et à cette époque, le boston et la valse lente, adaptations d'un rythme plus adapté aux gouts, performances et capacités techniques des danseurs de l'époque, vont influencer toutes les autres danses, en Argentine comme ailleurs dans le monde, et ralentir celles-ci. La musique en sera d'ailleurs influencée et ralentie elle aussi, différenciant encore plus, tango et milonga.

Une étude particulièrement précise et approfondie, en fait un travail remarquable, de Sophie Jacobot, nous éclaire sur ce sujet. Travail remarquable car non seulement bien documenté, mais abordant tous les sujets qu'ils soient historiques, sociologiques ou techniques. Sophie Jacobot pour ce travail a reçu le prix de thèse du Musée Branly, une référence ; livre absolument incontournable pour qui s'intéresse à l'histoire de la danse.

Ecoutons ce qu'elle dit sur les danses pratiquées dès 1919 et après :

"...le tango, le fox-trot, le one-step, la valse-hésitation, le paso-doble, le shimmy, la samba, le blues, le charleston, le black-bottom, la biguine, la rumba, le swing, et le lazmbeth-walk...."

On pourrait rajouter dans d'autres lieux, la persistance des Lanciers, de la Polka, de la Mazurka, et l'arrivée du musette. Mais face à cette profusion, Sophie Jacobot précise :

"... Sans cesse régénérée par l'apport de nouveaux genres musico-chorégraphiques, la période est aussi marquée par la lame de fond que constitue la permanence du fox-trot et du tango..."

Figure dans l'ouvrage une analyse technique détaillée sur les évolutions du tango (nous verrons cela sur la page "Développement du style"), autant au plan rythmique, kinesthésique que biomécanique. Très intéressant, et annonçant ce qui allait être le "tango musette", en fait simplement un fox-trot des plus basiques  sur un rythme de tango européanisé, son étude sur l'appropriation par les danseurs de danses venues d'autres cultures et ce qui en découle, souligne  le fait que les danseurs souvent renoncent à apprendre de nouveaux pas, à priori complexes, et utilisent ceux qu'ils connaissent déjà sur les nouvelles musiques. Elle cite notamment Francis de Miomandre qui fustige le fait que "...les danseurs, par ignorance, mélangent les pas sans tenir compte du caractère particulier de chacune des danses qu'ils interprètent...".

Notons que même parmi les danseurs les plus sophistiqués et les plus réputés au monde, il y a un peu le même phénomène aujourd'hui, ou l'on voit des exhibitions de milongas qui ne contiennent que des techniques de tango, ignorant celles spécifiques de la milonga, et changeant également le caractère de cette danse, de festive et extravertie pour un genre, style tango salon simplement accéléré, et intraverti.

On ne peux malheureusement citer que quelques extraits de l'ouvrage de Sophie Jacobot, incontournable je le répète, et dont il sera reparlé sur la page "Développement du style".

Extraits bibliographiques

- Les bals de Paris / André Warnod / Paris 1922

- Montmartre en 1925 / Jean Gravigny / Paris 1924

- Danse, danseurs, dancing / Léon Werth / Paris 1925

- Souvenirs retrouvés / Kiki de Montparnasse / Paris 1930

- Nuits de Montmartre / Joseph Kessel / Paris 1928

- La historia del tango en Paris / Enrique Cadicamo / Buenos Aires 1975

- Les Années Folles / Annie Goldmann / Paris 1994

- Un siècle de Tango / Nardo Zalko / Paris 1998

- Mis memorias / Francisco Canaro / Buenos Aires 1999

- Les danses exotiques en France / Anne Décoret Ahiha / Paris 2006

- Les exilés de Montparnasse / Jean-Paul Caracalla / Paris 2006

- Danser à Paris dans l'entre-deux-guerres / Sophie Jacobot / Paris 2009

- Les Années Folles / Revue Historia, numéro spécial / Paris 2012

- Paris, Années Folles, 100 photos de légende / Collectif / Paris 2018

- Le Paris des Années Folles / Le Parisien, numéro spécial / Paris 2019

et de nombreux documents et informations inédites, sur le site :

httpss://milongaophelia.wordpress.com/2015/01/06/le-tango-a-paris-entre-1920-et-1955/

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